HISTOIRES
Ammien MARCELIN



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Ammien Marcellin
XXX - Fin du livre


LIVRE XXXI




31,1

(1) Cependant, par un fatal retour de la fortune, la rage conjurée de Bellone et des Furies allait faire éclater sur l'Orient un terrible orage, que n'annonçait que trop une effrayante succession d'effets surnaturels et de prodiges. (2) Dès longtemps l'avenir menaçait par la voix des devins et des oracles. On vit les chiens bondir en arrière aux hurlements des loups; jamais les oiseaux de nuit ne poussèrent des cris si lamentables; le soleil, obscurci dès l'aurore, n'envoyait plus qu'une lumière terne et blafarde; et par les rues d'Antioche on entendait incessamment répétée cette insolente et sinistre exclamation, devenue l'expression commune de la passion et de la plainte dans les rixes et les mouvements tumultueux du peuple: "Valens au bûcher!". À tous moments des voix, imitant les proclamations des crieurs publics, invitaient la populace à apporter du bois pour mettre le feu aux thermes de Valens, édifice dont le prince avait lui-même surveillé la construction; (3) toutes manifestations non équivoques de sa fin prochaine. De funèbres terreurs troublaient encore le repos de ses nuits; le spectre sanglant du roi d'Arménie, les ombres des victimes sacrifiées avec Théodore, se dressaient devant son lit, répétant, d'une voix sépulcrale, des vers dont le sens fait frémir. (4) Un aigle, avec la gorge coupée, fut trouvé mort dans les rues, signe précurseur de funérailles et de calamités publiques. Enfin, lorsqu'on abattit les vieux murs du faubourg de Chalcédoine, pour doter d'un bain nouveau la ville de Constantinople, on découvrit, au centre même des démolitions, une pierre carrée, où se lisait, en vers grecs, cette inscription fatalement significative: (5) "Lorsqu'on verra les naïades, amenant ici leurs liquides trésors, faire circuler par la ville une salutaire fraîcheur; lorsqu'un mur, construit sous de funestes auspices, s'élèvera autour du palais des thermes, alors des hordes belliqueuses, venues du fond de climats lointains, franchiront en armes l'Hister aux ondes majestueuses, et porteront le ravage dans les plaines de la Mésie et de la Scythie. Arrivées aux champs pannoniens, leur rage se tournera vers une plus noble proie; mais Mars et le Destin ont marqué là le terme de leurs efforts, et leur tombeau."


31,2

(1) Remontons au principe du mal, et disons de quelles causes diverses est née cette terrible guerre, grosse de tant de désolation et de larmes. Les Huns sont à peine mentionnés dans les annales, et seulement comme une race sauvage répandue au-delà des Palus- Méotides, sur les bords de la mer Glaciale, et d'une férocité qui passe l'imagination. (2) Dès la naissance des enfants mâles, les Huns leur sillonnent les joues de profondes cicatrices, afin d'y détruire tout germe de duvet. Ces rejetons croissent et vieillissent imberbes, sous l'aspect hideux et dégradé des eunuques. Mais ils ont tous le corps trapu, les membres robustes, la tête volumineuse; et un excessif développement de carrure donne à leur conformation quelque chose de surnaturel. On dirait des animaux bipèdes plutôt que des êtres humains, ou de ces bizarres figures que le caprice de l'art place en saillie sur les corniches d'un pont. (3) Des habitudes voisines de la brute répondent à cet extérieur repoussant. Les Huns ne cuisent ni n'assaisonnent ce qu'ils mangent, et se contentent pour aliments de racines sauvages, ou de la chair du premier animal venu, qu'ils font mortifier quelque temps, sur le cheval, entre leurs cuisses. (4) Aucun toit ne les abrite. Les maisons chez eux ne sont d'usage journalier non plus que les tombeaux; on n'y trouverait pas même une chaumière. Ils vivent au milieu des bois et des montagnes, endurcis contre la faim, la soif et la froidure. En voyage même, ils ne traversent pas le seuil d'une habitation sans nécessité absolue, et ne s'y croient jamais en sûreté. (5) Ils se font de toile, ou de peaux de rats des bois cousues ensemble, une espèce de tunique, qui leur sert pour toute occasion, et ne quittent ce vêtement, une fois qu'ils y ont passé la tête, que lorsqu'il tombe par lambeaux. (6) Ils se coiffent de chapeaux à bords rabattus, et entourent de peaux de chèvres leurs jambes velues; chaussure qui gêne la marche, et les rend peu propres à combattre à pied. Mais on les dirait cloués sur leurs chevaux, qui sont laidement mais vigoureusement conformés. C'est sur leur dos que les Huns vaquent à toute espèce de soin, assis quelquefois à la manière des femmes. À cheval jour et nuit, c'est de là qu'ils vendent et qu'ils achètent. Ils ne mettent pied à terre ni pour boire, ni pour manger, ni pour dormir, ce qu'ils font inclinés sur le maigre cou de leur monture, où ils rêvent tout à leur aise. (7) C'est encore à cheval qu'ils délibèrent des intérêts de la communauté. L'autorité d'un roi leur est inconnue; mais ils suivent tumultuairement le chef qui les mène au combat. (8) Attaqués eux- mêmes, ils se partagent par bandes, et fondent sur l'ennemi en poussant des cris effroyables. Groupés ou dispersés, ils chargent ou fuient avec la promptitude de l'éclair, et sèment en courant le trépas. Aussi leur tactique, par sa mobilité même, est impuissante contre un rempart ou un camp retranché. (9) Mais ce qui fait d'eux les plus redoutables guerriers de la terre, c'est qu'également sûrs de leurs coups de loin, et prodigues de leur vie dans le corps à corps, ils savent de plus, au moment où leur adversaire, cavalier ou piéton, suit des yeux les évolutions de leur épée, l'enlacer dans une courroie, qui paralyse tous ses mouvements. Leurs traits sont armés, en guise de fer, d'un os pointu, qu'ils y adaptent avec une adresse merveilleuse. (10) Aucun d'eux ne laboure la terre, ni ne touche une charrue. Tous errent indéfiniment dans l'espace, sans toit, sans foyers, sans police, étrangers à toute habitude fixe, ou plutôt paraissant toujours fuir, à l'aide de chariots où ils ont pris domicile, où la femme s'occupe à façonner le hideux vêtement de son mari, le reçoit dans ses bras, enfante, et nourrit sa progéniture jusqu'à l'âge de puberté. Nul d'entre eux, conçu, mis au monde, et élevé en autant de lieux différents, ne peut répondre à la question: "D'où êtes-vous?". (11) Inconstants et perfides dans les conventions, les Huns tournent à la moindre lueur d'avantage; en général, ils font toute chose par emportement, et n'ont pas plus que les brutes le sentiment de ce qui est honnête ou déshonnête. Leur langage même est captieux et énigmatique. Ils n'adorent rien, ne croient à rien, et n'ont de culte que pour l'or. Leur humeur est changeante et irritable au point qu'une association entre eux, dans le cours d'une même journée, va se rompre sans provocation, et se renouer sans médiateur. (12) À force de tuer et de piller de proche en proche, cette race indomptée par le seul instinct du brigandage fut amenée sur les frontières des Alains, qui sont les anciens Massagètes. Puisque l'occasion s'en présente, il est bon de dire aussi quelques mots sur l'origine de ce peuple et sa situation géographique. (13) L'Hister, grossi de nombreux affluents, traverse tout le pays des Sarmates, qui s'étend jusqu'au Tanaïs, limite naturelle de l'Europe et de l'Asie. Au-delà de ce dernier fleuve, au milieu des solitudes sans terme de la Scythie, habitent les Alains, qui doivent leur nom à leurs montagnes, et l'ont, comme les Perses, imposé par la victoire à leurs voisins. (14) De ce nombre sont les Nervi, peuplade enfoncée dans les terres, bornée par de hautes montagnes incessamment battues par l'Aquilon, et que le froid rend inaccessibles; plus loin, les Vidini et les Gélons, race féroce et belliqueuse, qui arrache la peau à ses ennemis vaincus, pour s'en faire des vêtements ou des housses de cheval; les Agathyrses, voisins des Gélons, qui se chamarrent le corps de couleur bleue, et en teignent jusqu'à leur chevelure, marquant le degré de distinction des individus par le nombre et les nuances plus ou moins foncées de ces taches. (15) Viennent ensuite les Mélanchlènes et les Anthropophages, nourris, dit-on, de chair humaine; détestable coutume qui éloigne tous voisins, et forme le désert autour d'eux. C'est pour cette cause que ces vastes régions, qui s'étendent au nord-est jusqu'au pays des Sères, ne sont que de vastes solitudes. (16) Il y a aussi les Alains orientaux, voisins du territoire des Amazones, dont les innombrables et populeuses tribus pénètrent, m'a- t-on dit, jusqu'à cette contrée centrale de l'Asie où coule le Gange, fleuve qui sépare en deux les Indes, et court s'absorber dans l'océan Austral. (17) Distribués sur deux continents, tous ces peuples, dont je m'abstiens d'énumérer les dénominations diverses, bien que séparés par d'immenses espaces où s'écoule leur existence vagabonde, ont fini par se confondre sous le nom générique d'Alains. (18) Ils n'ont point de maisons, point d'agriculture, ne se nourrissent que de viande et surtout de lait, et, à l'aide de chariots couverts en écorce, changent de place incessamment au travers de plaines sans fin. Arrivent-ils en un lieu propre à la pâture, ils rangent leurs chariots en cercle, et prennent leur sauvage repas. Ils rechargent, aussitôt le pâturage épuisé, et remettent en mouvement ces cités roulantes, où les couples s'unissent, où les enfants naissent et sont élevés, où s'accomplissent, en un mot, pour ces peuples tous les actes de la vie. Ils sont chez eux, en quelque lieu que le sort les pousse, (19) chassant toujours devant eux des troupeaux de gros et de menu bétail, mais prenant un soin particulier de la race du cheval. Dans ces contrées l'herbe se renouvelle sans cesse, et les campagnes sont couvertes d'arbres à fruit; aussi cette population nomade trouve-t- elle à chaque halte la subsistance de l'homme et des bêtes. C'est l'effet de l'humidité du sol, et du grand nombre de cours d'eau qui l'arrosent. (20) Les infirmes d'âge ou de sexe s'occupent, au dedans et autour des chariots, des soins qui n'exigent pas de force corporelle. Mais les hommes faits, rompus dès l'enfance à l'équitation, regardent comme un déshonneur de se servir de leurs pieds. La guerre n'a pas de condition dont ils n'aient fait un rigoureux apprentissage; aussi sont-ils excellents soldats. Si les Perses sont guerriers par essence, c'est que le sang scythe originairement a coulé dans leurs veines. (21) Les Alains sont généralement beaux et de belle taille, et leurs cheveux tirent sur le blond. Leur regard est plutôt martial que féroce. Pour la rapidité de l'attaque et l'humeur belliqueuse, ils ne cèdent en rien aux Huns. Mais ils sont plus civilisés dans leur manière de s'habiller et de se nourrir. Les rives du Bosphore Cimmérien et des Palus-Méotides sont le théâtre ordinaire de leurs courses et de leurs chasses, qu'ils poussent quelquefois jusqu'en Arménie et en Médie. (22) Cette jouissance que les esprits doux et paisibles trouvent dans le repos, ils la placent, eux, dans les périls et dans la guerre. Le suprême bonheur à leurs yeux est de laisser sa vie sur un champ de bataille. Mourir de vieillesse, ou par accident, est un opprobre pour lequel il n'est pas assez d'outrages. Tuer un homme est un héroïsme pour lequel ils n'ont pas assez d'éloges. Le plus glorieux des trophées est la chevelure d'un ennemi, servant de caparaçon au cheval du vainqueur. (23) La religion chez eux n'a ni temple ni édifice consacré, pas même une chapelle de chaume. Un glaive nu, fiché en terre, devient l'emblème de Mars; c'est la divinité suprême, et l'autel de leur dévotion barbare. (24) Ils ont un mode singulier de divination: c'est de réunir en faisceau des baguettes d'osier, qu'ils ont soin de choisir droites; et, en les séparant ensuite à certain jour marqué, ils y trouvent, à l'aide de quelque pratique de magie, une manifestation de l'avenir. (25) L'esclavage est inconnu parmi eux. Tous sont nés de sang libre. Ils choisissent encore aujourd'hui pour chefs les guerriers reconnus les plus braves et les plus habiles.


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(1) Les Huns firent donc irruption sur les terres des Alains, limitrophes des Greuthunges, et que l'usage a fait distinguer par l'épithète de Tanaïtes, en tuèrent et dépouillèrent un grand nombre, et s'attachèrent le reste par une alliance. Puis, enhardis par cet accroissement de leurs forces, ils tombèrent comme la foudre sur les riches et nombreuses bourgades d'Ermenrich, prince belliqueux, et qui s'était fait redouter de ses voisins par ses nombreux exploits. (2) Ermenrich, pris au dépourvu, essaya quelque temps de faire tête à cet orage, dont la renommée exagérait encore les terreurs. Mais le désespoir le prit, et il se tira de peine par une mort volontaire. (3) Vithimer, qui fut élu à sa place, fit tête quelque temps à l'invasion, soutenu par d'autres Huns qu'il avait pris à sa solde. Mais, après avoir essuyé plusieurs défaites, il se vit définitivement accablé dans un combat, où il laissa la vie. Alathée et Safrax, deux chefs d'une expérience et d'une fermeté de caractère éprouvées, prirent charge de son jeune fils Vidérich, et, ne se trouvant pas en mesure d'opposer la force à la force, firent retraite avec leur pupille jusqu'aux rives du Danaste, fleuve d'un cours assez étendu, qui coule entre l'Hister et le Borysthène. (4) Athanaric, chef des Tervinges (le même à qui Valens avait fait la guerre pour le punir d'avoir envoyé du secours à Procope), frappé de ces catastrophes inopinées, résolut cependant de tenir ferme, si l'invasion venait à l'atteindre. (5) Il établit son camp dans une position favorable sur les bords du Danube, près d'une vallée qu'occupaient les restes des Greuthunges, et envoya Munderich, à qui fut confiée depuis la défense des frontières du côté de l'Arabie, pousser, avec quelques autres officiers, une reconnaissance à vingt milles en avant. Il comptait, par cette démonstration, se ménager le temps d'organiser sa défense. (6) Mais son attente fut bien trompée. Les Huns, donnant le change au corps d'observation, se jetèrent entre lui et le gros de l'armée, qu'avec leur sagacité habituelle ils conjecturaient n'être pas loin; après quoi ils firent halte pour se reposer, de l'air de gens qui ne supposent pas avoir d'ennemi devant eux. Mais au lever de la lune ils cherchent un gué dans le fleuve, en trouvent un favorable, et, devançant toute annonce de leur marche, fondent brusquement sur Athanaric, (7) lui tuant, dans la première surprise, une partie de son monde, et le forcent à chercher refuge sur des montagnes escarpées. Athanaric fut si consterné de ce premier échec, que, redoutant quelque plus grand désastre, il fit élever une haute muraille, qui joignait les rives du Gérase et du Danube, et longeait le territoire des Taïfales; pensant que sa conservation serait assurée derrière ce boulevard, s'il pouvait l'achever à temps. (8) Mais pendant qu'il pressait l'oeuvre de toutes ses forces, les Huns arrivaient à grands pas; et il eût été pris au dépourvu si le poids du butin que ceux-ci traînaient après eux n'eût ralenti leur célérité ordinaire. Cependant le bruit se répand parmi les autres Peuples des Goths de la soudaine apparition d'une race d'hommes inconnue, étrange, qui tantôt s'abat comme l'ouragan du sommet des montagnes, tantôt semble sortir de dessous la terre, et toujours brise et anéantit tout ce qui se trouve sous ses pas. Presque tout ce qui reconnaissait l'autorité d'Athanaric avait déserté ses drapeaux, n'y trouvant plus de quoi vivre, et cherchait un établissement qui fût hors de la portée de ces nouveaux venus. La Thrace, après bien des délibérations, s'offrit à la pensée des fugitifs, comme présentant la double convenance d'une admirable fertilité dans son sol, et d'une barrière inexpugnable contre le débordement des peuples du Nord, dans la largeur du cours du Danube. L'idée fut immédiatement adoptée par tous.


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(1) Toute la race des Goths-Tervinges se montra donc, sous la conduite d'Alaviv, sur la rive gauche du Danube, et de là envoya une députation à Valens, sollicitant humblement son admission sur l'autre bord, avec promesse d'y vivre paisiblement, et de lui servir au besoin d'auxiliaire. (2) Déjà la renommée avait fait pénétrer à l'intérieur cette effrayante nouvelle, que des convulsions insolites se manifestaient chez les peuples du Nord; que tout l'espace qui s'étend du pays des Marcomans et des Quades jusqu'aux plages du Pont-Euxin était inondé de populations barbares qui, poussées par d'autres nations, jusqu'alors inconnues, hors de leurs territoires, couvraient de leur foule vagabonde toute la rive du Danube. (3) D'abord on n'accorda chez nous que peu d'attention à ces rumeurs, par la raison que nous ne recevons d'ordinaire avis de ces guerres lointaines que lorsqu'elles sont terminées ou assoupies. (4) Le bruit ne laissait pas cependant de s'accréditer, et reçut bientôt une pleine confirmation par l'arrivée de l'ambassade barbare, qui venait avec instance implorer, au nom des peuples expulsés, leur admission en deçà du fleuve. La première impression de cette ouverture fut plutôt de satisfaction que d'alarme. Les courtisans employèrent toutes les formes d'adulation pour exalter le bonheur du prince, à qui la fortune amenait à l'improviste des recrues des extrémités de la terre. L'incorporation de ces étrangers dans notre armée allait la rendre invincible; et, converti en argent, le tribut que les provinces devaient en soldats viendrait accroître indéfiniment les ressources du trésor. (5) On dépêche donc sans délai de nombreux agents, chargés de procurer des moyens de transport à tous ces hôtes redoutables. On veilla soigneusement à ce qu'aucun des destructeurs futurs de l'empire, fût-il atteint de maladie mortelle, ne restât sur l'autre bord. Jour et nuit, en vertu de la permission impériale, les Goths, entassés sur des barques, des radeaux et des troncs d'arbres creusés, étaient transportés au-delà du Danube, pour prendre possession d'un territoire en Thrace. Mais la presse était si grande, que plus d'un fut englouti par les vagues, et se noya en essayant de passer à la nage ce fleuve dangereux, dont une crue récente augmentait encore en ce moment la rapidité ordinaire. (6) Et tout cet empressement, tout ce labeur, pour aboutir à la ruine du monde romain! Il est constant que les officiers chargés de cette fatale mission tentèrent, à plusieurs reprises, le recensement de la masse d'individus dont ils opéraient le passage, et que finalement ils durent y renoncer. Autant il eût valu (comme dit un poète admirable) vouloir nombrer les grains de sable soulevés par le vent sur les plages de la Libye. (7) Réveillez-vous, vieux souvenirs des immenses soulèvements armés de la Perse contre la Grèce; de l'Hellespont franchi; de l'Athos ouvrant à la mer un passage artificiel; de ces innombrables escadrons passés en revue dans la plaine du Dorisque! tous faits que les âges suivants ont traités de fables, (8) mais dont l'antique témoignage est confirmé par nos propres yeux, qui ont vu cette inondation de peuples étrangers se répandre dans nos provinces, couvrir au loin nos campagnes, et envahir jusqu'à la cime des monts les plus élevés. Alaviv et Fritigern furent transportés les premiers. L'empereur leur fit distribuer des vivres pour quelque temps, et leur assigna des terres à cultiver. (9) Nos barrières s'étaient ouvertes devant cette émigration armée. Le sol barbare avait vomi, comme la lave de l'Etna, ses enfants sur notre territoire. Une crise aussi menaçante exigeait du moins que la force militaire da pays fût confiée aux mains reconnues les plus fermes et les plus expérimentées; et cependant, comme si quelque divinité ennemie eût dicté les choix, elle ne comptait alors à sa tête que les noms les plus mal notés. En première ligne se présentaient Lupicin, comte de Thrace, et Maxime, commandant malencontreux, tous deux imprudents et brouillons à l'envi l'un de l'autre. (10) L'ignoble cupidité de ces hommes fut le principe de toutes les calamités qui suivirent. Sans rapporter toutes les malversations qu'ils commirent ou tolérèrent, touchant l'entretien de ces étrangers jusqu'alors inoffensifs, citons un fait dégoûtant et inouï, que condamneraient à coup sûr les coupables eux-mêmes s'ils étaient constitués juges dans leur propre cause. (11) La disette qui accablait les émigrés suggéra l'idée à ces deux misérables de la plus infâme des spéculations. Ils firent ramasser autant de chiens qu'on put en trouver, et les vendaient aux pauvres affamés, au prix d'un esclave la pièce. Des chefs en furent réduits à livrer ainsi leurs propres enfants. (12) Dans le même temps, Vitheric, roi des Greuthunges, arrivé sur les bords de l'Hister avec ses trois conseillers Alathée, Safrax et Farnobe, qui le dirigeaient en tout, s'empressait de solliciter par ambassade la même concession de l'humanité de Valens. (13) Cette fois, l'intérêt de l'État dicta un refus, qui jeta les pétitionnaires dans la dernière perplexité. Athanaric, appréhendant la même réponse, préféra s'abstenir. Il se rappelait quelle obstination hautaine il avait montrée à l'égard de Valens lorsqu'il négociait avec lui de la paix, prétendant s'être interdit par serment de mettre le pied sur le territoire romain, et, par là, contraignant l'empereur à venir ratifier le traité au milieu des eaux du fleuve. Athanaric supposa que la rancune durait encore, et il conduisit tout son monde à Caucalanda, canton défendu par une ceinture d'épaisses forêts et de hautes montagnes, et dont il expulsa les Sarmates, qui l'occupaient.


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(1) Cependant les Tervinges, bien qu'ils eussent obtenu le passage du fleuve, n'en restaient pas moins errants sur ses bords, où les retenait le manque de vivres. C'était l'effet des manoeuvres employées par les officiers de l'empereur pour favoriser les abominables transactions dont nous avons parlé. (2) Les émigrants n'en furent pas dupes; déjà ils menaçaient tout bas d'en appeler aux armes, des perfides procédés dont ils étaient victimes. Lupicin, craignant une révolte, employa toutes les forces dont il disposait pour les contraindre à prendre plus vite la route. (3) Cette diversion de nos troupes n'échappa point aux Greuthunges, qui, ne voyant plus de barques armées croiser sur le fleuve pour empêcher leur passage, profitèrent de l'occasion, le franchirent à la hâte sur des radeaux à peine joints, et allèrent placer leur camp sur un point très éloigné de celui de Fritigern. (4) Ce chef, dont la prévoyance naturelle devinait ce qui allait arriver, tout en obtempérant à l'ordre de l'empereur, mettait dans sa marche une lenteur calculée. C'était pour se ménager un puissant renfort, en laissant aux nouveaux venus le temps de le joindre. Il n'arriva donc qu'assez tard à Marcianopolis. Là se passa une scène de telle nature, qu'elle détermina une rupture ouverte. (5) Lupicin avait invité Fritigern et Alaviv à un festin; mais un cordon de troupes placé sur les remparts interdisait par son ordre, à tout leur monde, l'entrée de la ville; et ce fut vainement que les barbares, protestant de leur soumission et des intentions les plus pacifiques, implorèrent la grâce d'y acheter des vivres. Insensiblement les esprits s'échauffèrent de part et d'autre; on en vint aux coups. Les émigrants, outrés de cette exclusion, ulcérés déjà de s'être vu ravir leur progéniture, massacrèrent un poste, et s'emparèrent de ses armes. (6) On donna secrètement avis de ce qui se passait à Lupicin, qui, abruti par les excès d'une orgie prolongée, s'endormait au bruit des instruments. Appréhendant l'issue de ce démêlé, il fit faire main basse sur la garde d'honneur que les deux chefs avaient conservée autour de leur personne; (7) exécution dont la triste nouvelle se répandit bientôt hors des murs, et mit le comble à l'exaspération de la multitude, qui, croyant ses chefs prisonniers, menaçait d'en tirer une terrible vengeance. Fritigern, esprit prompt et décidé, craignant d'être retenu comme otage, s'écria que le seul moyen de prévenir une plus grave collision, était de le laisser sortir lui et les siens; se faisant fort de calmer, par sa présence au milieu de ses compatriotes, une irritation qui n'avait pour cause de leur part que la supposition d'un guet-opens, et la croyance que leurs chefs en étaient les victimes. La proposition fut acceptée; on les laissa rejoindre leur monde, qui les accueillit avec transport. Tous deux alors, sautant sur leurs chevaux, s'éloignèrent à toute bride, bien résolus de tenter le sort des armes. (8) La renommée, qui publia ces détails en les envenimant, enflamma d'une ardeur guerrière toute la nation des Tervinges. L'étendard des Goths se déploie; leur cor fait entendre ses lugubres accents; des bandes armées parcourent les campagnes, et, par le ravage des moissons, le pillage et l'incendie des fermes, préludent aux calamités qui bientôt vont se développer sur une plus grande échelle. (9) Lupicin ramassa précipitamment quelques troupes, et, sans plan arrêté, marcha contre l'ennemi, dont il attendit la rencontre à neuf milles de la cité. Les barbares, qui voient à qui ils ont affaire, tombent tout à coup sur nos bataillons, heurtant du corps les boucliers, et perçant les hommes de leurs lances. Leur choc fut si terrible, que, tribuns et soldats, presque tout y périt. Ce corps y perdit ses enseignes, mais non son général, qui ne revint à lui-même que pour fuir pendant que l'on se battait, et qui regagna la ville à toute bride. Après ce premier succès, les ennemis, couverts d'armes romaines, se répandirent de tous côtés, ne trouvant plus d'opposition nulle part. (10) Arrivé à cette période de ma narration partant de phases diverses, je crois devoir (en supposant que ce livre soit lu) prier mes lecteurs de n'exiger de mol ni le détail précis des faits ni le chiffre exact des pertes. Ce serait demander l'impossible. Il faut qu'on se contente de notions approximatives, exemptes seulement de toute altération volontaire du vrai, et empreintes de cette conscience qui est le premier devoir de l'historien. (11) Jamais pareilles calamités n'affligèrent la république, disent ceux qui n'ont pas lu nos vieilles annales. C'est une erreur, née du sentiment trop vif des maux présents: un coup d'oeil jeté sur l'histoire des temps anciens, ou même du siècle qui s'écoule, démontrerait facilement que des événements de même nature, et aussi graves, n'ont eu que trop d'exemples. (12) L'Italie ne s'est elle pas vue subitement inondée de Cimbres et de Teutons, hôtes des plages les plus reculées? mais, après des maux infinis causés par eux à la république, la défaite de leurs armées, et la presque destruction de leur race par des généraux habiles, leur ont montré, à leurs dépens, ce que peut le courage réglé par la discipline. (13) Sous le règne de Marc Aurèle, un mélange incohérent de nations conjurées (LACUNE) (14) Mais, après une courte période, de calamités et de souffrances, l'ordre et le calme sont revenus, grâce à la rigide simplicité des moeurs de nos ancêtres, chez qui la mollesse, le luxe de table, et la passion effrénée du gain, n'avaient pas tout envahi; grâce à ce patriotisme ardent qui régnait alors dans toutes les classes, et faisait envisager à chacun, comme le port le plus désirable, une mort glorieuse en combattant pour le pays. (15) Des hordes de Scythes franchirent autrefois, sur deux mille vaisseaux, le Bosphore et la Propontide. Mais cette multitude armée, après avoir répandu la destruction sur ces mers et sur leurs rivages, revint sur ses pas, diminuée de plus de la moitié de son nombre. (16) Les deux Dèces, père et fils, trouvèrent la mort en combattant contre les barbares. Toutes les villes de Pamphylie ont souffert les horreurs d'un siège; nombre d'îles ont été ravagées, et l'incendie s'est promené sur la Macédoine entière. Thessalonique et Cyzique se virent bloquées par des myriades d'ennemis; Anchialos fut prise, et le même sort échut à Nicopolis, élevée par Trajan, en souvenir de ses victoires contre les Daces. (17) Philippopolis, après les alternatives d'une longue et sanglante défense, fut détruite de fond en comble; et cent mille hommes (si l'histoire dit vrai) sont ensevelis sous ses ruines. L'Épire, la Thessalie, toute la Grèce enfin a subi l'invasion étrangère. Mais, devenu empereur de général illustre, Claude commença et, après sa mort glorieuse, le terrible Aurélien consomma, la délivrance de ces provinces. Des siècles s'écoulèrent depuis sans qu'on entendît parler de barbares, si ce n'est à propos de brigandages essayés par eux sur les terres voisines, et toujours sévèrement réprimés. Reprenons le fil des événements.


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(1) Deux personnages importants parmi les Goths, et qui avaient été recueillis dès longtemps avec leur monde, Suéride et Colias, bien que parfaitement instruits de ces événements, observaient une entière neutralité dans les cantonnements qu'on leur avait assignés près d'Andrinople, mettant en première ligne l'intérêt de leur propre conservation. (2) Tout à coup arrive une lettre de l'empereur, leur enjoignant de passer l'Hellespont. Ils réclamèrent alors des moyens de transport, des vivres de campagne, et un délai de deux jours; le tout en termes très mesurés. La prétention n'en fut pas moins jugée exorbitante par le premier magistrat de la ville, qui avait une rancune personnelle contre eux, pour des dégâts commis dans ses propriétés hors des murs. Il arma la populace et les ouvriers des fabriques, qui sont nombreux dans cette ville, fit sonner la trompette, et signifia aux Goths d'exécuter immédiatement l'ordre impérial, à leurs risques et périls. (3) Ceux- ci, d'abord étourdis d'une telle exigence, et de cette agression aussi téméraire que gratuite des habitants, restèrent quelque temps immobiles. Enfin, poussés à bout par les injures et les imprécations de cette multitude, et par quelques traits qui furent lancés contre eux, ils se mirent ouvertement en révolte, tuèrent un certain nombre de ceux que leur audace avait le plus compromis, et poursuivirent, à coups de traits, le reste dans sa fuite. Ils dépouillèrent ensuite les morts, et, revêtus de leurs armes, allèrent se ranger sous l'obéissance et le drapeau de Fritigern, qu'ils savaient n'être pas éloigné; et voilà toute cette multitude combinée qui revient mettre le siège devant la ville, dont elle trouva les portes fermées. C'était pour des barbares une opération difficile. Ils s'y opiniâtrèrent toutefois assez longtemps, se ruant pêle-mêle et au hasard en des assauts, où les plus braves d'entre eux périssaient en pure perte, et où leurs masses étaient comme décimées par les flèches et les frondes des assiégés. (4) Fritigern, comprenant enfin l'insuffisance de tarit d'efforts et de sang pour suppléer à tout ce qui leur manquait sous le rapport de l'art des sièges, fit prévaloir le conseil de renoncer à prendre la place, en laissant sous ses murs assez de forces pour la bloquer. "Ils n'avaient, disait-il, rien à démêler avec les murailles; mais les campagnes leur offraient, en l'absence de tous défenseurs, une proie aussi riche que facile, qu'il fallait se hâter de saisir." (5) L'avis fut d'autant plus aisément goûté qu'on savait le chef capable d'en assurer le succès. Voilà les Goths qui se répandent de tous côtés dans la Thrace, avec précaution cependant, et en se faisant indiquer, par leurs captifs et leurs recrues volontaires, les plus opulentes bourgades, celles notamment où abondaient les vivres. Leur audace habituelle était encore accrue par la présence de renforts nombreux de leurs compatriotes, qui leur arrivaient chaque jour, les uns achetés autrefois par les Romains des marchands d'esclaves; les antres livrés, depuis le passage, par leurs parents affamés, en échange d'un peu de pain ou de vin de rebut. (6) Ils furent aussi rejoints en grand nombre par les entrepreneurs et ouvriers des mines, ruinés dans leur exploitation par des conditions trop dures. Ces transfuges étaient accueillis avec empressement par les Goths, qui, dans leur ignorance des localités, en tirèrent de grands services pour découvrir les approvisionnements cachés, et les secrets refuges de la population. (7) Avec leur aide il n'échappa aux recherches que ce qui était inaccessible ou hors de portée. Tout fut mis à feu et à sang. On ne fit grâce ni au sexe ni à l'âge; on arrachait, pour les égorger, les enfants de la mamelle, et les mères étaient livrées à la brutalité du vainqueur. Les fils étaient traînés sur les cadavres des auteurs de leurs jours. (8) Des vieillards, des femmes nobles, marchaient les mains liées derrière le dos, quittant le sol natal, après avoir vu de leurs yeux la destruction de tout ce qui leur était cher.


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(1) Les affligeantes nouvelles qu'il recevait de Thrace jetèrent Valens dans la perplexité la plus grande. Il donna mission à Victor, maître de la cavalerie, d'entrer en composition telle quelle avec les Perses au sujet de l'Arménie. Lui-même il se disposait à se rendre d'Antioche à Constantinople, et fit prendre les devants à Profuturus et à Trajan, tous deux pleins de présomption et sans talents militaires. (2) Ces officiers, vu la nature du terrain où ils rencontrèrent l'ennemi, auraient dû se borner à une guerre de partisans, et chercher à le détruire en détail. Mais, au lieu d'avoir recours à cette prudente tactique, ils allèrent maladroitement déployer devant lui les légions tirées d'Arménie; bonnes troupes assurément, mais, par leur nombre, trop inférieures en ligne à cette multitude ivre de ses premiers succès, et qui de son immensité couvrait jusqu'aux sommets des montagnes. (3) Cependant nos soldats, qui n'avaient pas encore la mesure de ce que peut la férocité quand elle est poussée à bout, acculèrent résolument les Goths sous les escarpements de l'Hémus, et prirent position à l'entrée des gorges de la montagne, dans le double but de réduire par la faim l'ennemi qui s'y trouvait enfermé sans issue, et de donner le temps de les joindre aux légions pannoniennes et transalpines, que Frigérid, par l'ordre de Gratien, amenait au secours des provinces aux abois. (4) Gratien envoyait subsidiairement, de Gaule en Thrace, Richomer, comte des domestiques, à la tête de quelques cohortes, ou plutôt de quelques cadres de cohortes; la majeure partie de leur effectif ayant déserté, à l'instigation secrète, disait-on, de Mérobaud, qui appréhendait que la Gaule, dégarnie de troupes, ne fût plus en mesure de garder le Rhin. (5) Mais Frigérid eut en chemin, ou prétexta, suivant la médisance, un accès de goutte, dans la vue de se tenir loin des terribles combats qui allaient se livrer; de sorte que le commandement des deux corps fut naturellement dévolu à Richomer. Celui-ci opéra sa jonction avec Profuturus et Trajan près de la place forte de Saules. Non loin de là, une multitude sans nombre de barbares s'était retranchée derrière ses chariots rangés en cercle, et se livrait au repos, jouissant impunément du large produit de ses déprédations, au sein de celte ville improvisée. (6) Cependant les chefs romains, comptant sur des chances plus heureuses, observaient d'un oeil exercé la position de l'ennemi, prêts à saisir, aussitôt qu'elle s'offrirait, l'occasion de quelque beau fait d'armes. Ils calculaient que les Goths, d'après leurs habitudes mobiles, ne tarderaient pas à chercher un autre campement, et que ce serait l'instant de tomber sur leur arrière-garde, de la tailler en pièces, et de recouvrer une partie du butin. (7) Mais leur intention fut éventée ou trahie par les transfuges, pour qui rien ne restait secret; et les Goths non seulement ne bougèrent pas, mais déjà tenus en échec par le corps qu'ils avaient devant eux, et craignant qu'il ne reçût des renforts, ils hâtèrent de notifier, à leur façon, un ordre de ralliement à leurs partis qui battaient la campagne. Tous, comme des volées d'oiseaux, eurent en un clin d'oeil regagné le carrage (carrago); c'est ainsi que s'appelle le pare formé par leurs voitures, ranimant par leur présence l'ardeur de leurs compatriotes. (8) Dès ce moment l'inaction des deux partis ne pouvait longtemps durer. En effet, parmi cette multitude, grossie par un rappel d'urgence, et entassée dans une étroite enceinte, se manifesta bientôt une fermentation terrible, qui, excitée plutôt que contenue par les clefs, menaçait d'une prochaine explosion. Cependant le soleil allait bientôt se cacher, et la nuit, déjà proche, forçait les Goths à rester au camp. Ils s'y résignèrent à contre-cour, employant ce temps à manger sans fermer l'oeil. (9) De leur côté, les Romains, qui n'ignoraient pas ce qui se passait parmi les barbares, et qui les redoutaient, eux et leurs chefs écervelés, à l'égal de bêtes enragées, restèrent sur pied toute la nuit. L'infériorité du nombre leur montrait l'événement comme bien douteux, mais ils en envisageaient intrépidement les conséquences, comptant sur la justice d'une cause comme la leur. (10) Dès que le jour parut, la trompette des deux côtés donna le signal. Aussitôt les barbares, après s'être liés entre eux par le serment d'usage, se hâtèrent de gravir les hauteurs, voulant se donner, par l'entraînement de la pente, un élan plus irrésistible. Quand nos soldats virent cette manoeuvre, chacun joignit son manipule et s'y tint ferme, sans mettre un pied hors du rang, en avant ou en arrière. (11) Les deux armées d'abord s'avancent avec précaution l'une contre l'autre, puis restent immobiles. Des deux côtés on se mesure d'un regard terrible. Les Romains alors élèvent à l'unisson ce cri martial connu sous le nom emprunté de barritus, lequel commence par un faible murmure, se termine en éclat de tonnerre, et dont les vibrations ont tant de puissance sur le coeur du soldat. Les barbares, pour y répondre, entonnent, avec un mélange confus de voix discordantes, un chant national à la louange de leurs ancêtres. Au milieu de ce fracas, déjà s'engagent des combats partiels. (12) Bientôt les lances et les traits se croisent; les deux lignes s'abordent, et, pied contre pied, s'opposent des deux côtés un mur de boucliers. Les barbares, que leur agilité multiplie, et dont les rangs se recrutent sans cesse, débutent en éclaircissant les nôtres par le jet continu de lourdes massues durcies au feu; puis, tombant l'épée à la main sur ce qui reste debout, parviennent à enfoncer notre aile gauche. Heureusement un vaillant corps d'auxiliaires, qui se trouvait à portée, accourut la soutenir, et la préserva d'une destruction entière. (13) Un carnage affreux s'ensuivit. Les braves trouvaient le trépas au fort de la mêlée, sous une grêle de traits, ou le tranchant du glaive. Les lâches qui fuyaient étaient pris à dos et hachés par la cavalerie. Venaient ensuite des traîneurs, tranchant à terre les jarrets à ceux que la peur empêchait de se remettre sur pied. (14) Le sol avait disparu sous les morts et les mourants, dont quelques-uns retenaient un vain espoir de vivre; ceux-ci terrassés par les balles de plomb échappées des frondes, ceux-là percés d'outre en outre par le fer des flèches; plus d'un offrant l'affreux spectacle d'une tête partagée jusqu'au col, et retombant sur les deux épaules. (15) La victoire toutefois restait indécise. On donnait, on recevait la mort sans relâche, et l'acharnement ne cessait que par l'épuisement des forces. La nuit seule mit fin à cette boucherie. Ce qui restait des deux partis, se retirant en désordre, regagna tristement ses tentes. (16) Une sépulture telle quelle fut donnée aux plus distingués d'entre les morts. Le reste servit de pâture aux oiseaux de proie, alors trop accoutumés à de pareilles curées: les ossements blanchis qui couvrent nos campagnes en portent encore aujourd'hui témoignage. Dans cette lutte terrible, où une poignée de Romains fut aux prises avec des myriades d'ennemis, il est indubitable que nous fîmes de grandes pertes, et que l'avantage de rester maîtres du terrain fût par nous chèrement acheté


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(1) Après ce désastreux engagement, les nôtres se replièrent sous les murs de Marcianopolis; et les Goths qui, sans être poursuivis, avaient cherché refuge derrière leurs chariots, y restèrent sept jours entiers sans sortir ni donner signe de vie. Les Romains profitèrent de leur stupeur pour pousser le reste de ces bandes sans nombre dans les gorges de l'Hémus, dont nous fermâmes les issues par des levées de terre considérables. On espérait que ces masses compactes, resserrées ainsi entre l'Hister et une contrée déserte, et ne pouvant déboucher de nulle part, s'y consumeraient par la faim; tout ce qui peut servir à soutenir la vie ayant été transporté dans des places fortes, que, dans leur complète ignorance de l'art des sièges, les barbares n'avaient pas même encore eu l'idée d'attaquer. (2) Richomer, immédiatement, repartit pour la Gaule, afin d'en ramener en personne les renforts que rendait indispensables l'expectative certaine d'un redoublement de fureur des hostilités. L'année, qui était celle du quatrième consulat de Gratien, où il avait pour collègue Mérobaud, inclinait déjà vers l'automne. (3) De son côté Valens, sur le rapport qu'on lui lit du sanglant combat qui venait d'être livré, et de l'état de désolation de la Thrace, envoya Saturnin, avec les pouvoirs temporaires de maître de la cavalerie, porter secours à Trajan et à Profuturus. (4) Les barbares avaient alors tout dévoré en Mésie et en Scythie; et, poussés par la faim autant que par leur instinct de férocité, ils brûlaient de forcer les barrières qu'on venait de fermer sur eux. À plusieurs reprises ils le tentèrent; et, repoussés chaque fois par les nôtres, qui surent se prévaloir de l'avantage du terrain, ils finirent, en désespoir de cause, par s'associer quelques bandes d'Alains et de Huns, en leur présentant pour appât la perspective d'un immense butin. (5) À la nouvelle des renforts qu'avait reçus l'ennemi, Saturnin, qui venait d'arriver sur les lieux, et déjà plaçait des postes et des gardes avancées, jugea, non sans fondement, la retraite indispensable, et l'effectua dès qu'il eut insensiblement rappelé à lui tout son monde. La position était effectivement devenue par trop périlleuse. Une plus longue occupation des défilés nous exposait à voir les barbares débonder sur nous comme un torrent que nul effort ne pourrait contenir. (6) Il était temps; nos troupes n'eurent pas plutôt quitté l'ouverture des gorges, que le mont vomit dans la plaine toute cette multitude captive, et avec elle la dévastation et la mort. La Thrace en fut inondée en tous sens. Des rives de l'Hister aux cimes du Rhodope, et jusqu'au détroit qui forme la jonction des deux mers, ce ne fut qu'un immense réseau de pillage, de meurtre, d'incendie, et d'outrages à la pudeur et à la nature; (7) scènes révoltantes pour les yeux, et non moins hideuses à décrire. Des femmes, à demi mortes d'effroi, poussées comme un troupeau par le fouet des barbares; d'autres assouvissant l'impie brutalité de ces monstres, au moment même de devenir mères. Des enfants, serrant d'une étreinte convulsive le sein nourricier, mêlaient leurs vagissements aux sanglots d'une noble jeunesse des deux sexes, que l'on garrottait d'indignes liens; (8) des vierges, de jeunes épouses, se déchiraient le visage en implorant la mort, comme seul refuge contre la lubricité de leurs bourreaux. Plus d'un personnage noble et riche naguère, traîné en ce moment comme vil bétail, te reprochait, ô Fortune aveugle et cruelle, la ruine de ses biens, la perte de sa famille et de sa maison, qu'il avait vue s'abîmer sous les cendres, et n'avait plus en perspective que la mort dans les tourments, ou l'esclavage sous les plus durs des vainqueurs. (9) Cependant les barbares, bondissant comme autant de tigres déchaînés au travers des campagnes, arrivent près d'une ville nommée Dibaltum, où ils trouvent, occupé de divers soins de campement, le tribun Barzimérès, officier de grande expérience, qui avait sous ses ordres les Cornutes et quelque autre infanterie. Ils fondent aussitôt sur cette troupe. (10) Barzimérès n'eut que le temps de faire sonner la trompette et de ranger son monde, en tâchant d'assurer ses flancs. Sa belle résistance semblait devoir le tirer de ce mauvais pas, quand tout à coup, harassé et hors d'haleine, il se vit enveloppé par un gros de cavaliers ennemis. Il ne succomba pas toutefois sans vendre chèrement sa vie. Mais pour les barbares cette diminution de leur nombre fut à peine sensible, en raison de son immensité.


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(1) Les Goths, après ce sanglant exploit, restèrent quelque temps incertains sur la direction qu'ils devaient prendre. Ils considéraient Frigérid comme le seul obstacle qui pût les arrêter, et ne songeaient qu'à le détruire. Aussi, dès qu'ils eurent réparé leurs forces par une nourriture plus choisie et quelques heures de sommeil, les voilà qui s'attachent à sa piste comme les bêtes féroces poursuivent leur proie. Ils savaient que, ramené en Thrace par l'ordre de Gratien, cet officier s'était retranché près de Béroé, d'où il observait le tour que les événements allaient prendre. (2) Les Goths précipitent leur marche pour l'accabler; mais Frigérid, qui n'était pas novice au métier des armes, non plus que prodigue du sang de ses soldats, se douta de leur projet, ou en fut informé par ses éclaireurs. À leur approche, il se retira par les hauteurs à travers les forêts, et gagna l'Illyrie, où il arriva singulièrement réconforté par un succès inespéré que lui avait offert en chemin le hasard. (3) Tout en se repliant bataillon par bataillon, il avait surpris, dans le désordre du pillage, la bande de Farnobe, l'un des chefs des Goths, à laquelle s'était joint un rassemblement de Taïfales. Car il faut bien dire que ce dernier peuple avait aussi profité de la terreur et de la dispersion des troupes romaines pour passer le fleuve et ravager le pays. (4) L'habile Frigérid, d'aussi loin qu'il aperçut ces deux bandes dévastatrices, prit ses mesures pour les attaquer en dépit de leurs terribles menaces, et il dépendait de lui de n'en pas laisser un debout pour porter la nouvelle de leur défaite. Mais après avoir fait mordre la poussière au plus grand nombre, et notamment à leur chef Farnobe, l'un des plus redoutables fléaux du pays, il se laissa toucher par les prières de ceux qui restaient, auxquels, pour les dépayser, il assigna des terres à cultiver dans les environ de Modène, de Parme et de Rhégium. (5) Un infâme libertinage a tellement gangrené cette indigne race des Taïfales, que chez eux, dit-on, l'usage contraint les adolescents à prostituer aux plaisirs des hommes faits la fleur de leur jeunesse, et que nul d'entre eux ne peut se rédimer de cette immonde servitude, avant d'avoir pris, sans aide, un sanglier à la chasse, ou terrassé, de ses propres mains, un ours de grande taille.


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(1) Tel était le désolant tableau que présentait la Thrace sur la fin de l'automne; et, comme si les Furies elles-mêmes eussent pris soin de l'attiser, la conflagration allait gagner les régions les plus lointaines. (2) Déjà les Alamans Lentiens, limitrophes de la Rhétie, commençaient, au mépris des traités, à insulter nos frontières. Voici ce qui occasionna cette rupture. (3) Un natif de ce pays, qui servait dans les gardes de Gratien, eut à y faire un voyage dans son intérêt privé. Cet homme était grand parleur, et les questions ne lui manquèrent pas sur ce qu'il y avait de nouveau à la cour de l'empereur. Il apprit à ses compatriotes que, sur l'invitation de son oncle Valens, Gratien portait ses forces en Orient, et que les deux armées impériales allaient se combiner pour repousser une invasion terrible de peuples voisins de l'empire, conjurés pour sa destruction. (4) Cette nouvelle frappa les Lentiens, en leur qualité de peuple limitrophe. Ils se forment par bandes, et, avec leur célérité de mouvements ordinaire, traversent en février le Rhin sur la glace. À l'autre bord ils trouvèrent devant eux les corps réunis des Pétulans et des Celtes, qui les repoussèrent en leur tuant du monde, mais non sans perte de leur côté. (5) Cet échec fit rétrograder les Lentiens. Mais, certains toutefois que la majeure partie de l'armée d'Occident, que l'empereur Gratien allait commander en personne, l'avait devancé en Illyrie, leur ardeur se ranima, et ils conçurent un projet plus hardi. Rassemblant la population de toutes leurs bourgades, ils parvinrent à mettre sur pied quarante mille hommes (d'autres, pour rehausser le mérite du prince, ont dit soixante mille), et vinrent audacieusement fondre sur le territoire romain. (6) Gratien, très ému de cette invasion, fit rétrograder les cohortes, auxquelles il avait fait prendre les devants jusqu'en Pannonie, appela même à lui la réserve que sa prudence avait laissée pour la garde des Gaules, et donna le commandement de cette armée à Nannien, officier d'une valeur froide, auquel il adjoignit, avec un pouvoir égal, le brave et belliqueux Mallobaude, comte des domestiques, et roi des Francs. (7) Nannien, qui tenait compte de l'incertitude du sort des armes, voulait temporiser, tandis que le bouillant courage de Mallobaude s'indignait de toute précaution qui l'empêchait de joindre plus tôt l'ennemi. (8) Tout à coup, près d'Argentaria, un bruit formidable annonce la présence des barbares. La charge sonne, et l'on en vient aux mains. D'abord une grêle de flèches et de traits tranche le fil d'un bon nombre de vies, de part et d'autre. (9) On allait s'aborder de près, quand les Romains, voyant à quelle multitude ils avaient affaire, refusèrent le combat en ligne, et, gagnant un terrain boisé, où chacun prit individuellement position comme il put, s'y maintinrent avec courage, jusqu'au moment où la garde de l'empereur vint elle-même prendre part au combat. L'arrivée de ce beau corps, la splendide régularité de ses armes et de sa tenue, intimidèrent les barbares. (10) Ils commencèrent à tourner le dos, faisant face de temps à autre, seulement pour résister jusqu'au bout. En résultat, ils furent si maltraités, que du nombre formidable que nous avons signalé il ne s'en échappa, dit-on, que cinq mille, dont l'épaisseur des forêts protégea la fuite. Leur roi Priarius, promoteur le plus ardent de cette expédition meurtrière, y périt avec la fleur de ses guerriers. (11) L'armée, après ce glorieux exploit, reprenait sa marche vers l'Orient; mais, tournant tout à coup vers la gauche, elle franchit le fleuve à la dérobée. Gratien, encouragé par ce premier succès, avait résolu de porter le dernier coup, s'il était possible, à cette nation turbulente et sans foi. (12) Déjà presque exterminés par ses armes, les Lentiens, recevant coup sur coup avis de sa soudaine arrivée, furent jetés dans un trouble extrême. Le temps leur manquait pour organiser une défense quelconque et pour discuter aucun plan. Ils ne purent que gagner précipitamment, par des chemins praticables pour eux seuls, des hauteurs abruptes et inaccessibles, et de là se battre en désespérés pour sauver le reste de leurs biens et de leurs familles. (13) De notre côté, après avoir bien observé la position, on choisit, pour donner l'assaut à cette espèce de rempart, les cinq cents soldats les plus aguerris de chaque légion. Cette troupe d'élite, fière de la distinction dont on l'honorait, et animée par la présence de son prince, qui se plaça résolument au premier rang, fit les plus grands efforts pour gravir les cimes, sachant bien qu'une fois qu'on les aurait couronnées, tout ce qu'elles recelaient était pris sans coup férir. Cependant, commencé à midi, le combat durait encore au milieu des ténèbres, avec grande effusion de sang de part et d'autre. (14) On tuait, on était tué. La garde de l'empereur surtout, que l'éclat de ses couleurs et l'or de ses armures rendaient en quelque sorte un point de mire, avait beaucoup à souffrir des projectiles de l'ennemi, et des masses qu'il faisait rouler des hauteurs. (15) Finalement Gratien et ses grands officiers avec lui commencèrent à penser qu'il y avait folie à s'acharner sans espoir contre une position, de sa nature, inexpugnable. Les avis se croisèrent, comme il arrive en pareille circonstance. Mais on convint enfin de s'en tenir à un blocus, et de prendre par la famine les barbares, si bien défendus par la force des lieux. (16) Ceux-ci, dont l'obstination n'était pas moindre que la nôtre, et qui connaissaient mieux le terrain, allèrent occuper des pics plus élevés encore. Mais l'empereur saisit aussitôt ce moment pour reprendre l'offensive, et mit tout en oeuvre pour se frayer accès jusqu'à eux. (17) Cette fois les Lentiens, convaincus que leur perte était jurée, implorèrent la grâce d'être reçus à capituler; et après avoir livré, comme on l'exigea, l'élite de leur jeunesse, qui vint se fondre avec nos nouvelles levées, ils obtinrent la liberté de retourner chez eux. (18) On ne saurait dire tout ce que Gratien, dans ce fait d'armes accompli comme en passant, déploya de décision et d'énergie. Il eut l'immense résultat de tenir l'Occident en respect. Dans ce prince, adolescent à peine, la nature s'était plu à réunir les divers mérites d'éloquence, de sagesse, de clémence et de bravoure. Un duvet, léger décorait à peine ses joues, et déjà il promettait un émule des meilleurs souverains. Mais un malheureux penchant à se donner en spectacle, encouragé chez lui par de lâches complaisances, l'entraîna, de préférence, à imiter les vaines prouesses de l'empereur Commode, en restant pur toutefois de sang humain. (19) Le grand plaisir de Commode était de percer de ses traits, en présence du peuple, une multitude de bêtes féroces; et il se crut plus qu'un homme, le jour où, de sa main, il abattit tour à tour, et chacun d'un seul coup, cent lions, lâchés à la fois dans l'amphithéâtre. Gratien aussi se délectait à percer de ses flèches les animaux dangereux, dans les parcs où on les renferme. Ce divertissement lui faisait négliger les affaires les plus sérieuses; et cela dans un temps où Marc Antonin lui-même, s'il eût été sur le trône, n'eût pas eu trop de toute sa sagesse et de l'appui de collègues semblables à lui pour remédier aux maux de la république. (20) Après avoir, autant que le permettaient les circonstances, tout disposé pour la sûreté de la Gaule, et tiré vengeance du scutaire dont l'indiscrétion avait trahi sa marche sur l'Illyrie, Gratien se dirigea par le fort nommé Felix Arbor, et par Lauriacum, pour voler au secours des provinces accablées. (21) Pendant ce temps, Frigérid, dont la sollicitude intelligente était toujours tendue vers le bien public, se hâtait de fortifier le pas de Sucques, pour empêcher les partis légers qui battaient la campagne de se répandre comme un torrent dans les provinces septentrionales de l'empire. Voilà que tout à coup on lui envoie pour successeur le comte Maurus, caractère féroce autant que vénal, et le plus mobile, le plus indécis de tous les hommes. C'est ce même Maurus qu'on a vu dans les livres précédents, n'étant encore que simple garde du palais, trancher l'hésitation de Julien à accepter la couronne, en lui posant sur la tête son propre collier. (22) Ainsi, au milieu d'une crise qui mettait tout en péril, on neutralisait dans ses foyers un homme d'action et de ressources, quand, pour l'intérêt de l'État, il eût fallu même l'aller chercher au sein de la retraite.


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(1)Valens s'était enfin décidé à sortir d'Antioche, et franchissait lentement la distance qui la sépare de Constantinople. Il ne fit que paraître dans cette dernière ville, dont une sédition sans conséquence suffit pour le chasser. Il avait, à sa prière, rappelé d'Italie Sébastien, officier d'une activité bien connue; il l'investit de la maîtrise de l'infanterie, précédemment confiée à Trajan. Quant à lui, il se rendit à Mélanthiade, maison de plaisance impériale, où il s'attachait à gagner le coeur des soldats en veillant a ce qu'ils fussent bien payés et bien nourris, et en saisissant toutes les occasions qui se présentaient de leur adresser des paroles flatteuses. (2) Il donna peu après l'ordre de marche, et arriva à la station de Nicé, où il apprit par ses éclaireurs que les barbares, chargés de butin, avaient évacué la région du Rhodope, et se dirigeaient sur Andrinople. Ceux-ci, apprenant que l'empereur aussi marchait en force de ce côté, se hâtèrent de se réunir à un gros de leurs compatriotes, qui s'était fortement retranché dans les environs de Nicopolis et de Béroé. L'empereur saisit cette occasion pour confier à Sébastien, qui se faisait fort de les employer utilement, trois cents hommes de chacun des corps de l'armée. (3) Sébastien part en diligence avec cette troupe, et se trouve bientôt en vue d'Andrinople. Les habitants lui fermèrent d'abord leurs portes, le prenant pour un captif suborné par des barbares, et craignant de voir se renouveler la supercherie du comte Actus, qui, prisonnier de Magnence et vendu à ce parti, lui avait fait livrer les défilés des Alpes Juliennes. (4) Cependant Sébastien fut à la fin reconnu et admis dans la place. Grâce aux abondantes ressources qu'elle contenait en vivres, il put en sortir le lendemain sans bruit avec sa troupe repue et reposée; et sur le soir du même jour il aperçut tout à coup les bandes dévastatrices des Goths sur les bords de l'Hèbre. Il s'avance alors pas à pas, profitant pour se couvrir de chaque buisson, de chaque mouvement du terrain; et quand il juge la nuit assez noire, il fond sur les Goths sans leur laisser le temps de se rallier. Le carnage fut si grand, qu'il n'en échappa que le petit nombre qui put courir assez vite; et le butin qu'on leur reprit fut si considérable, que la ville ni la campagne environnante ne suffisaient à le contenir. (5) Fritigern fut consterné de ce désastre; il voyait déjà le général qui savait frapper de tels coups attaquant un à un tous ses partis dispersés, pendant qu'ils ne songeaient qu'au pillage, et les détruisant jusqu'au dernier. Il donna donc rendez-vous à tout son monde près de Cabylé, et s'éloigna au plus vite à la recherche de campagnes découvertes, où il n'eût ni disette ni surprises à redouter. (6) Pendant que ces événements se passaient en Thrace, Gratien, qui venait d'informer son oncle par une lettre de sa victoire sur les Lentiens, faisait filer ses bagages en avant par la route de terre; et lui-même, descendant le Danube avec ses plus légères troupes, débarquait à Bononia, et de là gagnait Sirmium. Bien que souffrant d'une fièvre intermittente, il ne séjourna que quatre jours dans cette ville, et se rendit ensuite, par la même voie, au lieu nommé le Camp de Mars. Il essuya dans ce trajet une attaque subite des Alains, qui tuèrent quelques hommes de sa suite.


31,12

(1) La double nouvelle de la défaite des Alamans et du succès obtenu par Sébastien, que ce dernier exagéra beaucoup dans son rapport, excita chez Valens une agitation extrême. Le camp de Mélanthiade fut levé. Il lui tardait d'opposer de son côté quelque beau fait d'armes à la jeune renommée du fils de son frère, dont le mérite enflammait sa jalousie. Il disposait d'une armée nombreuse, dont la composition n'était assurément rien moins que méprisable; car les vétérans qu'il avait rappelés sous le drapeau y entraient dans une forte proportion. Il s'y trouvait aussi plusieurs personnes de marque, l'ex-général Trajan entre autres. (2) On fut bientôt informé par les éclaireurs, qui cette fois s'acquittèrent diligemment de leur service, que l'ennemi cherchait à intercepter par des détachements les communications avec les points d'où l'on tirait les vivres. Aussitôt un parti d'archers à pied, soutenu par un escadron de cavalerie, alla occuper les défilés; ce qui suffit à faire échouer leur projet. (3) Le troisième jour, l'approche des barbares fut signalée. Ils avançaient, comme en défiance de quelque surprise, dans la direction de Nicé, et n'étaient plus qu'à quinze milles d'Andrinople. Leur nombre ne passait pas dix mille, suivant la relation des éclaireurs; on ne sait si ce fut l'effet d'une méprise. Aussitôt l'empereur, entraîné par une ardeur téméraire, s'empressa d'aller à leur rencontre, (4) en marchant par bataillons carrés. Arrivé au faubourg d'Andrinople, il y campa, retranché d'une palissade et d'un fossé. Là, tandis qu'il attendait Gratien avec impatience, il vit arriver Richomer, qui avait pris les devants, et qui lui remit une lettre de ce dernier, annonçant sa prochaine arrivée. (5) Gratien priait son oncle d'attendre qu'il vînt partager ses dangers, et le conjurait de ne pas s'y exposer seul. Valens soumit cette lettre à son conseil, qui délibéra sur ce qu'il y avait à faire. (6) Quelques membres, appuyés en cela par Sébastien, étaient d'avis de livrer bataille sur-le-champ. D'un autre côté, Victor, maître de la cavalerie, prudent et temporisateur, bien que Sarmate de nation, opinait, avec le plus grand nombre, pour attendre l'autre empereur; car il serait plus aisé d'avoir raison des barbares, une fois qu'on serait renforcé de l'armée des Gaules. (7) La fatale obstination de Valens l'emporta cependant. Les flatteurs qui l'entouraient, et qui croyaient la victoire infaillible, lui avaient persuadé qu'il fallait brusquer l'événement, afin de n'avoir pas à en partager l'honneur. (8) On se préparait donc au combat, lorsqu'un évêque (ainsi les nomment les chrétiens) arriva au camp de la part de Fritigern, avec d'autres députés de rang inférieur. Accueilli avec bonté, il présenta une lettre de ce personnage, où celui-ci demandait pour les siens, chassés comme lui de leurs foyers par l'irruption de nations sauvages, la concession du sol de la Thrace et de ce qui s'y trouvait en bétail, en grains, promettant la paix à toujours si l'on souscrivait à cette requête. (9) Outre la missive ostensible, ce chrétien, serviteur dévoué de Fritigern, était encore porteur d'une lettre confidentielle, rédigée avec l'astuce et le talent de déception que ne possédait que trop le chef barbare, et dans laquelle il insinuait, du ton d'un futur allié et ami, qu'il n'y avait, pour adoucir la férocité de ses compatriotes, et les amener à des conditions avantageuses à l'empire, d'autre moyen que de leur montrer de temps à autre les armes romaines. La seule présence de l'empereur serait pour eux un épouvantail, et leur ôterait l'envie de combattre. On suspecta l'intention de cette ambassade, qui fut sans résultat. (10) Le 5 des ides d'août l'armée s'ébranla dès l'aurore, laissant les bagages sous les murs d'Andrinople, avec une garde suffisante. Le préfet et les membres civils du conseil restèrent, avec le trésor et les ornements impériaux, dans l'intérieur de la ville. (11) Vers midi on n'avait encore fait que huit milles par de détestables chemins et sous un ciel brûlant, quand les éclaireurs annoncèrent qu'ils avaient aperçu le cercle formé par les chariots de l'ennemi. Les généraux romains firent aussitôt leurs dispositions, pendant que les barbares, selon leur coutume, frappaient l'air de leurs féroces et lugubres hurlements. L'aile droite de la cavalerie était en front, soutenue par la majeure partie de l'infanterie. (12) L'aile gauche, qui, vu la difficulté des chemins, était encore en arrière, et n'observant l'ordre de marche qu'avec une peine extrême, pressa le pas pour venir se mettre en ligne. Tandis qu'elle se déployait sans obstacle, le retentissement terrible des armures et le fracas des boucliers, qui résonnaient sous les piques de nos soldats, ébranlèrent le courage des Goths, d'autant plus qu'Alathée et Safrax, qui opéraient au loin avec leurs partis, n'avaient pas encore rejoint. Une députation vint donc, de la part des barbares, proposer la paix; (13) mais ceux qui la composaient étant des gens sans consistance, l'empereur refusa de les entendre, et demanda pour traiter des négociateurs dont le rang fût une garantie. Un délai s'ensuivit. Les Goths ne cherchaient que des subterfuges pour gagner du temps, afin de laisser à la cavalerie qu'ils attendaient celui d'arriver; tandis que nos soldats étaient dévorés par la soif sous un soleil ardent, rendu plus insupportable encore par les feux que l'ennemi entretenait à dessein de toutes parts. Ajoutons que bêtes et gens souffraient déjà les horreurs de la disette. (14) Cependant Fritigern, esprit judicieux et prévoyant, et qui eût préféré ne s'en pas remettre au hasard d'une bataille, prit sur lui de nous députer un de ses gens comme porteur de caducée. À la charge par nous de lui envoyer sans délai quelques personnes de marque comme otages, il s'offrait à prendre parti pour nous, et à nous fournir tout ce qui nous manquait. (15) Une telle ouverture de la part de ce chef redoutable fut accueillie avec empressement et reconnaissance. Le tribun Équitius, parent de l'empereur, alors investi de la charge de garde du palais, fut désigné d'une commune voix comme garant de notre parole. Mais il s'en défendit, motivant son refus sur ce qu'ayant été prisonnier des Goths, et s'étant échappé de leurs mains à Dibaltum, il aurait tout à craindre de leur sauvage ressentiment. Richomer alors s'offrit de lui-même à prendre sa place, avec la confiance fondée de s'honorer pas cet acte de courage. Il partit donc, prêt à justifier de sa dignité et de sa naissance. (16) Mais avant qu'il eût atteint le camp ennemi, nos archers, commandés par l'Ibérien Bacurius et par Cassio, étaient déjà aux prises avec l'ennemi; et leur retraite, aussi précipitée que leur attaque avait été inopportune, marquait défavorablement le début de la campagne. (17) Cette échauffourée rendit sans effet le dévouement de Richomer, qui ne put pénétrer plus loin; et au même instant la cavalerie des Goths, Alathée et Safrax en tête, et renforcée par un corps d'Alains, arriva comme la foudre qui éclate de la cime des monts, renversant tout sur son passage


31,13

(1) Des deux côtés on n'entendit bientôt que le cliquetis d'armes qui se choquent, et le sifflement de traits qui se croisent. Bellone elle-même enflait le retentissement lugubre des clairons, acharnée plus que jamais à l'anéantissement du nom romain. De notre côté déjà l'on commençait à plier; aux cris de ralliement, ce mouvement s'arrête, et le combat, comme un vaste incendie, redouble de fureur; mais aux vides affreux que causent dans les rangs les dards et les flèches de l'ennemi l'effroi glace de nouveau les nôtres. (2) On voyait les deux lignes se heurter comme des proues de navires, et leur agitation était pareille à celle des vagues. Cependant notre aile gauche avait percé jusqu'aux chariots, et sans doute aurait pénétré plus loin si on l'eût soutenue; mais, abandonnée par le reste de la cavalerie, elle fut accablée, comme sous un énorme éboulement de terre, par la masse de barbares qui se rua sur elle. L'infanterie alors se trouva dégarnie, et tellement serrée manipule contre manipule, qu'il n'y avait pas jour à pousser ni ramener l'épée. L'air retentissait en ce moment d'horribles clameurs, et d'épais tourbillons de poussière, dérobant l'aspect du ciel, empêchaient d'éviter les traits dont chacun portait avec lui la mort. (3) Impossible d'espacer assez les rangs pour faire retraite en bon ordre; la presse était même trop grande pour que l'on pût fuir individuellement. Les légionnaires alors, serrant la poignée de leurs glaives, frappèrent en désespérés surtout ce qui se trouvait devant eux. Les casques et les cuirasses des deux côtés se brisaient sous le tranchant des haches. (4) Çà et là quelque barbare à la taille gigantesque, terrassé par le fer qui lui avait tranché les jarrets, abattu le bras ou percé le flanc, contractait ses joues pour pousser un dernier cri de fureur, et, déjà en proie à la mort, menaçait encore du regard. Le sol disparaissait sous les combattants qui tombaient des deux parts, et l'on ne pouvait sans frémir entendre les cris douloureux des mourants ni soutenir la vue de leurs atroces blessures. (5) Au milieu de cette confusion horrible, nos soldats, épuisés de fatigue et à qui il ne restait plus ni sang- froid pour se diriger ni force pour agir, désarmés, pour la plupart, de leurs lances, qui s'étaient brisées entre leurs mains, pour dernière ressource se lançaient l'épée au poing, et au mépris de tout danger, au milieu des groupes les plus serrés des barbares, (6) et, dans un dernier effort pour vendre chèrement leur vie, glissant sur le sol détrempé de carnage, périssaient quelquefois par leurs propres armes. Partout ruisselait le sang, et la mort s'offrait sous toutes les formes; on ne marchait que sur des cadavres. (7) Ajoutez que le soleil, qui avait quitté le signe du Lion pour entrer dans celui de la Vierge, dardait ses feux d'aplomb, et nuisait surtout aux Romains, déjà travaillés par la faim, la soif, et accablés du poids de leur armure. Tout à fait rompus par les masses ennemies, ils furent enfin réduits au parti extrême de fuir en désordre, et chacun de son côté. (8) Pendant cette dispersion d'une partie de l'armée, l'empereur, dans le dernier trouble d'esprit, et sautant par-dessus des monceaux de morts, parvint à se réfugier dans les rangs des Lanciers et des Mattiaires, qui avaient jusque-là soutenu, sans en être ébranlés, le choc furieux des barbares. À sa vue, Trajan s'écria que tout était perdu si le prince, déserté par ses écuyers, ne trouvait pas du moins protection parmi ses auxiliaires. (9) Le comte Victor, qui l'entendit, courut aussitôt rassembler les Bataves, que Valens avait placés en réserve derrière sa garde; mais, n'y trouvant. pas un seul homme, il ne songea plus qu'à se tirer du danger lui-même. Richomer et Saturnin en firent autant. (10) Cependant les barbares, l'oeil en feu, revinrent assaillir ce reste de notre armée. Affaiblis par le sang qu'ils avaient perdu, les uns tombaient sans savoir d'où partait le coup, d'autres renversés par le seul choc de l'ennemi, quelques-uns percés par leurs propres camarades. Il n'y avait ni relâche pour qui résistait, ni quartier pour qui eût voulu se rendre. (11) Les chemins étaient remplis de mourants, succombant de la seule douleur de leurs blessures; et les cadavres des chevaux en complétaient l'encombrement. L'obscurité de la nuit, qui se trouvait être sans lune, mit seule un terme à ce désastre irréparable, et dont les conséquences pèseront longtemps sur les destins de l'empire. (12) L'empereur, à ce qu'on croit (car personne n'affirma l'avoir vu ni s'être trouvé près de lui en ce moment), tomba, vers le soir, frappé à mort d'une flèche, et périt sans que son corps ait pu être retrouvé. Un gros d'ennemis, qui s'arrêta longtemps sur ce point pour dépouiller les morts, ne permit à aucun fuyard ou paysan d'en approcher. (13) Cette mort ressemble à celle de l'empereur Dèce, qui, dans une sanglante bataille qu'il livra aux barbares, emporté par un cheval fougueux, fut jeté dans un marais dont il ne put sortir, et où son corps même disparut. (14) D'autres disent que Valens ne mourut pas sur le coup, mais qu'il se retira, suivi de quelques Gardes Blancs et eunuques, dans une maison de paysan, mieux construite qu'elles ne le sont d'ordinaire, et pourvue d'un second étage. Là, tandis que le soin de le panser était confié à des mains sans expérience, l'ennemi survint tout à coup, et, sans le reconnaître, lui épargna le déshonneur de la captivité. (15) Car, reçus à coups de flèches par la suite du prince tandis qu'ils s'efforçaient d'enfoncer les portes qu'on avait barricadées, les barbares, pour ne pas perdre sans profit, devant cet obstacle, un temps qu'ils pouvaient employer à piller, rassemblèrent autour de la maison des amas de bois et de chaume, y mirent le feu, et la réduisirent en cendres avec tout ce qu'elle contenait. (16) Un des Gardes blancs, qui fut pris par eux en essayant de se sauver par une fenêtre, leur apprit, à leur grand regret, quelle glorieuse occasion ils avaient perdue de prendre l'empereur vivant. C'est de ce jeune homme, qui plus tard réussit à s'échapper, que l'on tient tous ces détails. (17) Le second des Scipions, après avoir reconquis l'Espagne, périt de même par le feu que mirent les ennemis à une tour où il s'était réfugié. Ce qu'il y a de certain, c'est que, non plus que Scipion, Valens ne put recevoir la sépulture. (18) On compte parmi les plus illustres victimes de cette journée Trajan et Sébastien, Valérien et Équitius, l'un grand écuyer, l'autre gouverneur du palais, et trente-cinq tribuns avec ou sans commandement. On eut encore à regretter Potentius, tribun des Promus, moissonné dans la fleur de son âge. Ce jeune homme, qui s'était acquis l'estime de tous les gens de bien, avait pour lui, outre son mérite personnel, la faveur qui s'attachait à la mémoire de son père Ursicin. Il est avéré qu'un tiers à peine de l'armée survécut à cette boucherie; (19) et nulle part, si l'on excepte la bataille de Cannes, les annales ne font mention d'un pareil désastre, soit qu'on passe en revue les revers éprouvés par les Romains dans les combats où la fortune a trahi leurs armes, soit qu'on remonte aux fabuleuses déclamations dont les Grecs ont enflé le récit de leurs catastrophes.


31,14

(1) Telle fut la fin de Valens, qui touchait alors à sa cinquantième année, après un règne d'un peu moins de quatorze ans. Passons en revue ses vertus et ses vices; les témoignages contemporains ne nous manqueront pas. (2) Il fut ami fidèle et sûr, prompt à réprimer l'intrigue, et gardien sévère de la discipline et des lois. Il mit l'attention la plus grande à empêcher l'ambition de ses parents de se prévaloir immodérément de ce titre, et une égale circonspection à conférer les emplois et à en retirer l'investiture. Administrateur équitable des provinces, il veillait sur leurs intérêts comme sur les siens propres, ne permettant aucune aggravation des impôts existants, dont les arrérages même n'étaient recouvrés qu'avec des ménagements extrêmes. Les malversations, la corruption chez les juges, n'avaient aucune indulgence à attendre de lui, et sous ce rapport l'Orient n'a jamais été mieux gouverné. (3) Il était libéral, mais dans une juste mesure. Un exemple en offrira la preuve entre mille. On connaît l'avidité proverbiale des courtisans. Lorsqu'un d'entre eux sollicitait de lui la mise en possession d'un bien vacant, ou telle grâce de même nature, l'empereur commençait par laisser, avec l'impartialité la plus grande, toute latitude aux contestations et aux réserves des intéressés. La concession était-elle accordée en définitive, ce n'était qu'à la condition par les impétrants de voir arriver, en partage du bénéfice, trois ou quatre individus également favorisés, sans avoir fait aucune démarche préalable. Cette perspective d'une concurrence certaine refroidissait singulièrement l'ardeur de la convoitise. (4) Pour être bref, je m'abstiens d'énumérer les édifices construits ou restaurés par Valens dans nos grandes cités ou dans nos villes inférieures. Les monuments sont sous les yeux de tous. Jusque-là, rien en lui qu'à mon avis l'on ne puisse donner comme modèle. Voici maintenant ce qui fait ombre au tableau. (5) Il était d'une avidité sans bornes, d'une inapplication extrême aux affaires; outrait avec parade les rigueurs officielles du pouvoir, mais était cruel par instinct. Son éducation avait été nulle; il n'avait aucune notion de littérature ou d'art militaire. Son grand plaisir, en voyant grossir son épargne, était qu'il en coulât des gémissements à d'autres; et il montrait surtout une joie atroce quand une accusation ordinaire prenait entre ses mains les proportions du crime de lèse-majesté: c'est qu'alors il avait pour en répondre la vie et la fortune d'un riche. (6) Mais je lui pardonne encore moins son hypocrisie de respect pour les lois et les décisions judiciaires, tandis que, composés par lui, les tribunaux étaient notoirement les instruments de ses caprices. Violent et peu abordable d'ailleurs, il était toujours accessible à toute accusation vraie ou fausse; dangereuse tendance chez ceux même qui ne sont pas au pouvoir. (7) Son habitude de corps était lourde et paresseuse. Il était brun de teint. Un de ses yeux avait une taie; mais cette difformité ne s'apercevait pas à distance. Il était de moyenne taille, bien pris dans ses membres, quoiqu'il eût les jambes arquées et le ventre un peu gros. (8) Je n'ai rien à ajouter à ce portrait, dont toute la génération actuelle peut attester la ressemblance; mais je ne puis omettre encore une particularité qui touche ce prince. On se rappelle l'oracle du trépied, interrogé par Patrice et Hilaire, ainsi que les trois vers prophétiques prononcés en cette occasion, et dont voici textuellement le dernier: "Arès se déchaînant aux plaines de Mimas". Valens, esprit grossier, avait d'abord méprisé cette prédiction; mais le souvenir l'en poursuivit plus tard, quand le malheur commençait à peser sur lui. D'indifférent devenu pusillanime, il tremblait au seul nom d'Asie, parce qu'il lui était revenu, de plus savants que lui, qu'Homère et Cicéron ont parlé d'un mont Mimas qui domine la ville d'Érythrée dans cette province. (9) Après sa mort et la retraite des Goths, on trouva, dit-on, près du lieu même où l'on suppose qu'il est tombé, un monument en pierre, sur lequel étaient gravés des caractères grecs indiquant que c'était la sépulture d'un personnage de noble naissance, nommé Mimas.


31,15

(1) Quand la nuit eut étendu ses voiles sur ce désastreux champ de bataille, tout ce que le fer avait épargné s'enfuit à tâtons de part et d'autres, chacun allant là où l'effroi le poussait, et croyant toujours sentir le bras levé d'un ennemi derrière sa tête. Les cris, les gémissements des blessés, les sanglots des mourants, formaient dans le lointain un concert lamentable. (2) Dès que le jour parut, les vainqueurs, semblables aux animaux dont la férocité s'irrite à la vue du sang, s'élancent en masse contre la ville d'Andrinople, déterminés à la détruire à tout prix. Ils savaient, par les déserteurs et les transfuges, que là se trouvaient rassemblés les premiers chefs de l'État, et qu'ils avaient avec eux les ornements impériaux et le trésor de Valens. (3) Pour ne pas laisser à leur ardeur le temps de se refroidir, dès la quatrième heure du jour ils investirent la place, et le combat s'engagea, du côté des assiégeants, avec cette fureur qui méprise la mort; du côté des nôtres, avec ce courage réfléchi qui s'indigne de céder. (4) Un grand nombre de soldats et de valets de l'armée, menant avec eux des chevaux, n'avaient pu obtenir l'entrée dans la ville. Cette troupe, s'adossant aux fortifications et aux maisons contiguës, s'y défendit énergiquement, malgré le désavantage du lieu, et soutint jusqu'à la neuvième heure toute la rage des assaillants. Trois cents fantassins de ce nombre, qui essayèrent de se rendre en corps aux barbares, furent entourés et massacrés; on ne sait par quel motif: mais on remarqua qu'il n'y eut plus dès lors aucune tentative de désertion, à quelque extrémité qu'on se trouvât réduit. (5) Enfin le ciel, après tant de malheurs, nous envoya une pluie qui, tombant par torrents, accompagnée d'éclats de tonnerre, dispersa cette multitude qui frémissait autour des murailles, et la força de chercher l'abri circulaire de ses chariots. La présomption toutefois n'en était pas diminuée, car on nous envoya de là un député porteur d'une lettre menaçante. (6) Celui-ci, bien que pourvu d'un sauf-conduit, n'osa pas mettre le pied dans la ville, et chargea de son message un chrétien. La lettre remise fut traitée avec le mépris qu'elle méritait. Les assiégés consacrèrent le reste du jour, et la nuit tout entière, à travailler à leur défense. Les portes furent intérieurement bloquées de grosses pierres, et les endroits faibles des murs renforcés. On plaça, partout où elles pouvaient produire effet, des machines à lancer des traits et des pierres, et l'on établit des réserves d'eau à portée; car le jour précédent plus d'un soldat avait souffert de la soif presque jusqu'à en mourir. (7) Mais les Goths, rebutés des difficultés de l'entreprise, voyant qu'on leur tuait ou blessait les plus braves de leur monde, et qu'ils étaient détruits en détail, eurent recours à un stratagème qui n'échoua que par l'intervention manifeste de la justice divine. (8) Des Gardes blancs qui avaient déserté s'engagèrent, subornés par eux, à rentrer dans la ville en se donnant pour échappés du camp ennemi, et à mettre le feu à l'un de ses quartiers. La flamme, en s'élevant, devait être le signal d'un assaut, tandis que les assiégés, employant tous les bras à l'éteindre, laisseraient les remparts sans défenseurs. (9) Les Gardes blancs, suivant la convention, vinrent donc se présenter sur le bord du fossé, tendant aux nôtres des mains suppliantes, et se réclamant du titre de compatriotes. Jusque-là aucune raison de se défier d'eux; on les reçut sans difficulté. Mais le soupçon s'éleva quand, interrogés sur les desseins des Goths, ils tergiversèrent dans leurs réponses; et, la torture leur ayant arraché l'aveu de leur trahison, ils eurent tous la tête tranchée. (10) Cependant les barbares, remis de leur premier effroi, vinrent, réunissant leurs moyens d'attaque, de nouveau se ruer contre les portes inexpugnables de la ville, Les chefs étaient les plus acharnés; mais les habitants, et jusqu'aux gens de service du palais, se joignirent à la garnison pour les écraser. Au milieu d'une telle multitude, avec ou sans destination, aucun coup n'était perdu. (11) On s'aperçut que les barbares nous renvoyaient les traits que nous avions lancés contre eux. Aussitôt l'ordre fut donné de couper, avant de se servir des flèches, le cordeau qui en assujettit le fer au bois; ce qui fit que, sans perdre de leur force de jet ni de l'effet de leur atteinte, elles se démontaient chaque fois que le coup tombait à faux. (12) Une circonstance inopinée fut sur le point de mettre fin au combat. Une pierre énorme, partie d'un scorpion (l'un de ces engins vulgairement appelés onagres), lequel était placé en batterie vis-à-vis d'un épais groupe d'ennemis, se brisa en tombant à terre, et, bien que personne n'en fût atteint, causa tant de stupeur aux barbares, qu'il n'y en eut pas un, de ceux qui étaient présents, qui ne fît mine de s'enfuir: (13) mais les chefs firent sonner la charge, et l'assaut continua. Les Romains conservèrent cependant leur avantage. Presque aucun de leurs projectiles, trait ou balle de fronde, n'était lancé en vain: car si, brillant de l'espoir de mettre la main sur les trésors mal acquis de Valens, les chefs des Goths donnaient l'exemple en s'exposant en première ligne, l'émulation de leurs soldats n'était guère en reste de partager leurs dangers. Les uns expiraient percés par les traits d'outre en outre, ou écrasés par le terrible effet des machines; les autres, porteurs d'échelles, ou s'efforçant de les appuyer et de gravir les remparts, étaient précipités par les quartiers de rocs, les fragments, les tronçons entiers de colonnes, dont on les accablait d'en haut. (14) Mais la mort avait beau se montrer aux assaillants sous toutes les formes, il fallut que le jour finît pour mettre un terme à leur exaltation furieuse, soutenue, comme elle l'était, par la vue du mal considérable qu'ils causaient eux-mêmes aux assiégés. En dedans comme au dehors des murs, on luttait d'acharnement et d'énergie; (15) mais les Goths, qui n'agissaient que par groupes désordonnés, sans direction ni ensemble, et comme en désespoir de cause, quand la nuit fut tout à fait venue rentrèrent tristement sous leurs tentes, se renvoyant de l'un à l'autre le reproche de démence et d'aveuglement, pour n'avoir pas su mettre à profit le conseil que leur avait donné Fritigern, de ne pas s'exposer aux chances périlleuses des sièges.


31,16

(1) Les barbares mirent en oeuvre durant toute la nuit, qui fut courte comme elles sont en été, le peu qu'ils savaient de l'art de panser les blessures. Au retour de la lumière, ils tinrent conseil touchant la route qu'ils devaient prendre. Leur résolution, longtemps débattue, fut enfin de s'emparer de Périnthe, et, successivement, de toutes les villes où des richesses avaient été renfermées. Les renseignements sur ce point ne leur manquaient pas; ils avaient avec eux des transfuges bien au fait de ce qui existait dans les localités, voire dans l'intérieur des maisons. S'étant ainsi tracé la marche qui leur parut la plus profitable, ils s'avancèrent à petites journées, brûlant, dévastant tout sur leur passage, sans trouver de résistance nulle part. (2) La population réfugiée dans Andrinople, aussitôt qu'elle se fut assurée par des reconnaissances de l'évacuation des alentours, sortit tout entière de la ville au milieu de la nuit, avec ce qu'elle avait pu conserver de ses richesses. Les uns se rendirent par Philippopolis à Sardique, les autres se dirigèrent sur la Macédoine; tous cheminaient à travers les bois par les sentiers les plus détournés, évitant avec soin les voies publiques. Leur espoir était de rencontrer Valens de l'un de ces côtés; car on ignorait qu'il eût succombé sur le champ de bataille, ou péri dans les flammes de la maison qui lui avait servi de retraite. (3) Cependant les Goths, renforcés des bandes belliqueuses des Huns et des Alains, troupes les plus endurcies de la terre, et que l'habile Fritigern avait su se rattacher par de merveilleuses promesses, vinrent camper dans les environs de Périnthe. Restés toutefois sous l'impression de leurs récents échecs, ils n'osèrent rien tenter contre ces murs, ni même approcher du corps de la place, et se contentèrent d'en ravager les fertiles environs, massacrant ou faisant prisonniers les cultivateurs. (4) Les trésors de Constantinople enflammaient surtout leur convoitise; et c'était pour la destruction de cette magnifique cité qu'ils réservaient tous leurs efforts. Ils s'y rendirent donc en toute hâte, mais en marchant par bataillons carrés, de peur de surprise. Leur furie déjà se déchaînait contre les défenses de la ville, quand, par la grâce d'en haut, un incident survint qui décida leur retraite. (5) La garnison de la ville venait d'être recrutée d'un corps de Sarrasins (j'ai décrit ailleurs les moeurs et l'origine de ce peuple), troupe très propre à la guerre de partisans, mais incapable d'opérations stratégiques régulières. Ceux-ci, à l'approche de la colonne ennemie, courent résolument à sa rencontre, et il s'engage entre les deux partis une escarmouche très chaude, et longtemps indécise. (6) Un trait inouï de férocité donna l'avantage aux barbares d'Orient. L'un d'eux, sauvage, aux cheveux crépus, et nu, sauf la ceinture, se lance, un poignard à la main, avec des cris de bête fauve, au milieu des rangs opposés, et, attachant ses lèvres à l'ennemi qu'il a terrassé, suce avidement le sang de ses plaies. Les barbares du Nord frémirent à cet atroce spectacle; leur confiance en fut ébranlée, et l'on remarqua dès lors moins de vigueur dans leurs attaques. (7) Enfin le courage les abandonna tout à fait en voyant de foin l'immense circuit des murailles de la ville, et le développement prodigieux des quartiers, et leurs magnificences inaccessibles, et cette innombrable population couvrant le sol jusqu'au détroit qui forme la séparation des deux mers. Ils détruisirent leur appareil de siège, après avoir perdu plus d'hommes qu'ils n'en avaient tué, et tournèrent à la débandade vers les provinces du nord, qu'ils traversèrent, sans être arrêtés, jusqu'au pied des Alpes Juliennes, appelées Vénètes autrefois. (8) À la nouvelle des désastreux événements de Thrace, un coup énergique autant que salutaire fut frappé par Jules, commandant de la force militaire au-delà du Taurus. Un grand nombre de Goths, transportés précédemment dans ces provinces, y avaient été distribués dans les villes et par cantonnements. Jules parvint, avec un secret qu'on obtient rarement aujourd'hui, à se concerter par lettres avec ses chefs inférieurs, pour effectuer, à jour donné, un massacre général de ces barbares, en les convoquant sous promesse d'un payement de solde. Cette utile mesure, accomplie avec discrétion et célérité, préserva de malheurs plus grands nos provinces orientales. (9) Cette narration, commencée au règne de Nerva, s'arrête après la catastrophe de Valens. Vieux soldat, et Grec de nation, j'ai fait de mon mieux pour suffire à ma tâche. Je donne ce livre du moins comme une oeuvre sincère, où la vérité, dont je fais profession, ne se trouve nulle part, que je sache, incomplète ou altérée. À d'autres plus jeunes et plus habiles le soin de reprendre mon récit! Je n'ai qu'un conseil à leur donner: c'est de travailler, plus heureusement que leur devancier n'a su le faire, à élever leur style à la hauteur de l'histoire.


Ammien Marcellin
XXX - Fin du livre