La Légion en Phalange dans l'Empire Tardif.
IIe Partie.De Everett L. Wheeler
REMA N°1 (Revue des Etudes Militaires Anciennes) sous la diretion de Yann Le Bohec, Editions Picard 2004.
Traduction de Damianus.
Everett L. Wheeler est l'auteur d'une étude conséquente en deux parties sur l'armée romaine en ordre de bataille. La première partie a été publiée en 2002 dans les actes du IIIe congrès de Lyon sur l'armée romaine. "L'armée romaine de Dioclétien à Valentinien Ier" sous la direction de Yann Le Bohec/Catherine Wolff. Edition De Boccard 2002-2004. Une étude riche et très précise qui synthétise toute la pensée théorique sur le combat en formation tel qu'envisagé par les romains. La seconde partie publiée dans REMA "The legion as phalanx in the late empire" concerne plus directement l'armée romaine d'époque tardive et insiste sur la permanence de l'usage des mécanismes internes de la ligne de bataille empruntées aux grecs, tout en définissant les spécificités de l'ordre de bataille romain. Je vous propose donc la traduction de cette deuxième partie. L'apport pour le reconstituteur est immense. Même si celui-ci peut relativiser certaines affirmations de l'auteur avec lesquels parfois il est impossible de ne pas être en désaccord, toutes les bases sont là pour s'essayer à la pratique d'une formation en ligne cohérente, adaptée mais "historique". Cette étude nous permet aussi de considérer avec sérieux ce qui est du domaine du possible et ce qui ne l'est pas en reconstitution. Un texte aussi central que les observations fondamentales de Charles Ardent du Picq en son temps. Bonne lecture à tous.
Damianus. PS: Pour les questions concernant cet article voir lien suivant:viewtopic.php?f=15&t=266&p=1611#p1611Introduction. Dans cet article, il convient de revenir sur l'utilisation de la formation tactique de la phalange décrite par Arrien dans son
"acies contra alanos" qui ne doit pas être considéré comme une fantaisie littéraire, une situation unique, ou une aberration régionale de l'armée de Cappadoce.
Des inscriptions du IIIe siècle, provenant des quartiers de la IIe Parthica, stationnée à Apamée en Syrie, confirme un entraînement légionnaire dans une formation en phalange et une différenciation dans l'équipement militaire de la légion, déjà attestée elle aussi dans les différentes "
acies". De nombreux historiens reconnaissent désormais que la formation en phalange était utilisable par les armées romano-byzantines de l'infantrie lourde dans les combats du IVe au VIIe siècle. L'historicité de la légion en phalange pour la période tardive réclame démonstration. Ainsi cette étude tend à démontrer la continuité de la formation en phalange -toujours en option- dans les tactiques de combats romaines, depuis la constitution servienne jusqu'au Strategikon de Maurice et examine les termes romains utilisés pour la réalisation de la formation.
La légion, à l'origine une phalange, n'a jamais complètement abandonnée son héritage phalangique dans toute son histoire, bien que la phalange n'est pas une imitation de la phalange hellénistique malgré des ressemblances tactiques de principe. Ni le fêtichisme romain pour les théories militaires grecques durant la République tardive et le Haut empire, ni les influences tactiques de l'Est n'ont inspiré la légion phalangique, mais plutôt l'application des théories grecques par la légion phalangique. Si l'infantrie lourde conserve son rôle dominant durant toute l'histoire romaine, un changement de tactique apparaît dans la deuxième moitié du IIe siècle av.-J.C, laquelle encourage des formations en phalange , et une promotion accrue de l'infantrie légère, de la cavalerie, des armes de tir, lesquelles étaient originellement occidentales, les influences orientales viendront ultérieurement.
Les exigences tactiques du Bas-Empire font malgré tout partie d'un long processus d'évolution. Les formations en phalange de la IIe Parthica, une légion occidentale, décrédibilise le phénomène comme uniquement propre à l'Orient. La démonstration de l'armée de Pompée en phalange à Pharsale ( 48 av JC) et une nouvelle interprétation de la bataille de Issus (194 Ap.-J.C) , illustre à ce point comment la phalange est une tactique de base (probole) qui joue un rôle fondamental dans la pensée romaine.
La tactique grecque, cependant, ne peut être complètement mise au rabais. Les rapports écrits entre les
Tactica grecs et les traités de tactiques romaines, concernant surtout les différences de files et d'intervalles entre les rangs (
pyknosis, synapsimos) sont sujets à des critiques vindicatives de nos jours, et l'invention par Polybe d'une légion radicalement opposée à la phalange par l'utilisation de systèmes tactiques, eux aussi, diamétralement opposés, est aujourd'hui catégoriquement refusé par les historiens.
Il est d'ailleurs montré que Caton l'ancien, dans son effort pour créer une théorie militaire romaine en latin, emprunta de manière conséquente le traité de Polybe (tactique) pour son propre
De Re Militari, et que Végèce reproduisit la théorie grecque pour son modèle romain par l'intermédiaire de Caton. Un vocabulaire romain pour la formation en phalange, en grande partie dérivé de Caton est particulièrement discuté pour les termes
turris,
cuneus, et
testudo dans leur définitions tactiques réelles. La production byzantine de nouveaux termes pour ces formations (
syskouton, fulcum) , démontre de manière insistante le développement de formations en phalange à travers la doctrine tactique romaine tardive.
La légion phalangique, dans ses descriptions de bataille et de vocabulaire technique (formations et tactiques à grande échelle) représente l'un des aspects du problème, la légion comme phalange en terme d'équipement et d'organisation en représente un autre. Certains affirment que l'évolution du déploiement romain, passant d'une formation de combat ouverte à une formation de combat fermée, intervient autour de 200 Ap. J-C, bien que (comme il est présenté ici), ce "changement" serait attesté dans certaines situations, de manière occasionnelle, dans toutes les périodes de l'histoire romaine. En 1979, il fut suggéré que ce "changement" intervint autour de la période 70-135 pour des raisons d'organisation. La date de 200 Ap.-J.C est trop tardive, car elle est postérieure à la "probole" des légions d'Agricola au Mont Graupius (84), au scénario d'Arrien contre les Alains (135) et au «synapismos» de la Iere légion Adiutrix contre les Quades (174), mais correspond à la «testudo» sévèrienne d'Issus (194) et au déploiement en phalange de Macrin à Nisibis (217)
Certaines évolutions dans l'équipement pourrait reflété cette «évolution», bien qu'une datation absolue dans les styles d'équipement est impossible à définir, certaines trouvailles empêchant de fixer des dates arbitraires.
Description général de l'armement. Commençons par le haut du corps, les casques méritent notre attention. L'étude de Connolly sur la relation entre la position de combat et le design des casques dans l'occident du Ier siècle Ap.-J.C. et du IIe siècle Ap.J.C. permet d'expliquer le redressement progressif du légionnaire: Le casque de type Coolus facilite une position ramassée contre les coups de taille des épées celtes, Les "impérial-gallic" suggèrent une position davantage relevée contre les lances germaniques, et les casques de type Niedermormter ( L'imperial italic de type H de Robinson) datés de la fin du IIe siècle, avec son large et massif couvre nuque se reposant sur les épaules, rend impossible une position ramassée. Julius Africanus se plaint que le casque de type Niedermormter empéche le soldat de tourner sa tête sur les cotés en réduisant sa vision et le génant dans sa respiration. Bien que Connolly loue le soldat comme un escrimeur, l'évolution d'une position ramassée vers une position droite pourrait davantage faire évoluer le légionnaire plutôt comme un lancier dans une formation serrée et réduire la vision périphérique qui sied davantage à un escrimeur dans une formation ouverte.
D'ailleurs, les casques de type Niedermormter coincident avec l'abandon du diptyque césarien, charge et volée de pila, car l'extension du couvre-nuque n'est pas destinée à favoriser le jet de traits. L'utilisation du pilum va décliner pendant le IIIe siècle, comme les casques astringents dotés de larges couvre-nuques et protges-joues, qui seront remplacés par une variante de casques ouverts de type spangenhelme ou des camails. Mais la formation en phalange continue d'exister.
L'évolution dans les boucliers favorise également les formations serrées. Le long bouclier incurvé de la légion républicaine, bien illustrée sur l'autel d'Ahenobarbus (75-50 av JC), commence à être remplacé par le bouclier rectangulaire sous Auguste et devient le principal bouclier des légionnaires et des prétoriens à partir du milieu du Ier siècle. Le bouclier rectangulaire, en faveur auprès des reconstituteurs comme le bouclier standard, eu ses beaux jours du milieu du Ier siècle jusqu'à la période Trajane ou hadrianique. Il disparait largement des représentations monumentales à partir de la moitié du IIe siècle Ap.-J.C.
Des restes de couvertures de bouclier de la Ier légion Minervia à Bonn nous montrent de manière convaincante que le bouclier plat et ovale remplace le bouclier rectangulaire comme équipement standard dans les années 120 Ap.-J.C. Le bouclier plat et ovale, d'origine gauloise et considérée comme le bouclier "régulier" des auxiliaires, apparait déjà sur les pierres tombales de Mayence avant 43 Ap.-J.C et va devenir le bouclier standard jusqu'à l'époque byzantine.
D'ailleurs le témoignage de l'homogénéisation des légionnaires et auxiliaires, un processus qui s'achève dans le premier tiers du IIIe siècle, correspond à l'utilisation du plus manœuvrable bouclier plat et ovale qui facilite le
synaspismos et pourrait suggérer une utilisation plus intensive des formations en phalange. Le changement de bouclier vers ce type doit certainement tenir davantage d'une pratique répandue dans l'empire plutôt que d'une mode locale propre à la Ier Minervia. L'utilisation généralisée du bouclier ovale sous Hadrien coïncide avec d'autres réformes de l'équipement et des tactiques:
inter alia, un changement dans le design des chaussures légionnaires, l'introduction des tactiques parthes et arméniennes pour les archers montés, le culte de la
disciplina militaris. Hadrien n'a pas introduit la légion phalangique, mais son règne témoigne de nombreuses innovations militaires.
Si l'adoption du bouclier plat et ovale est directement associée à la phalange, deux observations sont à apporter. En premier lieu, la largeur des boucliers romains a peu varié depuis le milieu de la République jusqu'à la période tardive. Polybe (6.32.2) mentionne la largeur du scutum autant proche de 2.5 pieds (environ 74 cm) , ce qui correspond à la douzaine de boucliers/couvertures de boucliers reportés par Carol van Driel Murray, au bouclier républicain de Kasr-el-Harit dans le Fayum et au bouclier de Dura Europos du IIIe siècle faisant pour sa part 69 cm., et quelques boucliers ovales rapportés également à Dura et qui approchent, eux, les 92-97 cm.
A l'inverse, la longueur des boucliers, sans regards pour leur forme, reste à peu près à 4 pieds (118 cm). La prévalence pour des formations ouvertes ou serrées dans une période donnée n'influe apparemment pas sur la taille des boucliers. On pourrait s'attendre à des boucliers plus grands pour des formations serrées, bien que ni le
synaspismos ni la
testudo ne requièrent un chevauchement jusqu'à l'umbo du fulcum de Maurice, et les boucliers plats conviennent certainement mieux que les boucliers incurvés. En second lieu, à travers l'histoire romaine, le bouclier n'a qu'une poignée de préhension horizontale et derrière l'umbo, comme il est visible sur de nombreux monuments et dans les relevés archéologiques provenant de différentes zones géographiques. La double poignée du bouclier hoplite représentée sur certains monuments est un archaïsme clair. Déjà, si beaucoup de mécanismes spécifiques au
synapismos, à la
testudo et au
cuneus, sont aujourd'hui expliqués ou illustrés dans les sources, cela devrait être laissé à la spéculation des reconstituteurs ou des archéologues expérimentaux. Il est néanmoins facile de voir pourquoi, avec une seule poignée, Arrien et Maurice insiste pour que les hommes de première ligne pressent leurs épaules et tout leur poids contre leurs boucliers quand ils se trouvent en formation serrée.
Mais la mise en phalange est-elle l'occasion d'un changement dans l'équipement offensif? Le besoin de voir la légion phalangique comme une phalange d'hoplite doit être nuancée. La poussée (
Othismos) des phalanges des hoplites désormais controversés dans les techniques de guerre grecque n'a jamais caractérisé les tactiques romaines dans des combats ouverts après l'institution de la légion manipulaire, et des preuves insuffisantes nous empêchent de statuer sur les tactiques employées par la légion pré-manipulaire. L'umbo du scutum, un objet offensif dans son utilisation, ne favorise pas la poussée de l'homme qui est devant soi dans une file. De manière similaire, le remplacement du gladius par la longue spatha, une arme de taille requérant un maniement plus fin, pourrait être difficilement inspiré par une formation en phalange. L'adoption de la spatha vers la fin du IIe siècle devient le terme générique pour désigner "l'épée" et représente déjà un autre aspect de l'homogénéisation des légionnaires et des auxiliaires. Végèce (3.14, p.98.17) note les termes «
ad spatha» et «
ad pila» comme le vocabulaire technique pour le combat serré, bien que «
ad pila» fusse un archaïsme pour le IVe siècle. La place appropriée pour une épée de deux à trois pieds de long dénote l'utilisation d'un ordre ouvert pour l'infanterie lourde. Si les fantassins du Strategikon de Pseudo-Maurice (Strat. 12.B. 16. 47. 48) alors constitués en
Fulcum, tirent bien leurs
spathae dans le combat au corps à corps qui clos la phase finale de son scénario de bataille, l'execution de la manoeuvre devait surement impliquer un relachement de la formation: Les hommes, presque collés ensemble, auraient à peine la place pour faire jouer leurs épées à double tranchant.