Chapitre 4-titre : Le légionnaire au combat.
Sous-titre : Un armement sous influences.
L'armée, centre névralgique du pouvoir impérial, grève considérablement les caisses d'un empire à la logique centralisatrice. L'état romain pourvoit à tout : casques, cuirasses, armes et protections diverses sont produites en masse pour répondre aux besoins constants de ses nombreuses légions. Dans le cadre de l'annone, l'approvisionnement militaire, les fabriques impériales (fabricae) des quatre coins de l'empire travaillent à fournir l'équipement des troupes. Des effectifs devenus considérables appellent à une production rapide et adaptée. C'est donc par nécessité qu'un nombre d'artisans indépendants furent englobés dans un circuit d'arsenaux à la main d'œuvre moins qualifiée mais plus productive. Ces artisans-militaires sont chapeautés par des cadres de l'armée qui supervisent et surveillent la qualité du matériel. Cependant, si l'armement a vu ses modes de fabrication se simplifier à l'extrême, la qualité reste honorable. A travers son histoire, Rome n'a jamais eu à rougir des emprunts qu'elle effectua aux équipements et techniques de ses ennemis. Ces emprunts vont modeler la nouvelle silhouette du légionnaire tardif. Les casques romains, de facture dite "composite", sont le fruit d'influences provenant d'Orient, au contact de l'empire perse, et d'Europe centrale, au contact de peuples semi nomades tels les sarmates ou les alains. Plusieurs modèles, livrés par l'archéologie, se divisent en deux familles distinctes. L'une adopte un mode de fabrication très simple: deux demi-calottes sont rivetées ensemble par une bande axiale, les couvre-nuques et les paragnathides (protèges-joues) de tailles réduites sont articulées à la calotte par des charnières. L'autre adopte une nature plus complexe : la calotte est composée de plusieurs sections rivetées entre-elles, les paragnathides sont plus couvrantes et un nasal est rajouté en complément. Dans cette famille, des exemplaires très luxueux produits par d'habiles artisans (barbaricarii) pouvaient faire leur apparition. Recouverts d'or, de cabochons de pierreries, ils appartenaient à de hauts officiers. Plus pratique que les casques du Haut-Empire réalisés en une seule pièce, ce nouveau mode de fabrication permet le remplacement rapide des parties endommagées au combat. Ce type de fabrication se poursuivra jusqu'à la période médiévale. De simples camails pouvaient aussi constituer les protections de tête des légionnaires du IVe siècle.
8) Reconstitution de l'association "les Herculiani" d'un fantassin lourd équipé du casque à nasal dit de Concesti (Roumanie). 9) Légionnaire portant un camail tel que représenté sur le Codex Vaticanus, fin IVe s..
Economie et fonctionnalité sont une fois de plus les maîtres mots de l'empire. Dans cette optique, les protections corporelles sont principalement des cottes de mailles et des cuirasses d'écailles, particulièrement appréciées, reposant sur un thoracomachus (sorte de gambison). La cuirasse lamellaire, faite de longues mais étroites lamelles de métal superposées, apparaît bien avant cette époque, mais était davantage répandue sur les marges orientales. Des changements remarquables concernent l'armement offensif: le glaive, arme d'estoc par excellence, est remplacé par la spatha, épée longue à une main dotée de deux tranchants parallèles. Elle est utilisable à la fois de taille et d'estoc mais exige un maniement plus complexe. 10) Deux légionnaires emblématiques de l'époque. Le premier, transposition de la figure de la via Latina (Rome) et le second équipé du casque éponyme de Deurne (Belgique/Pays-Bas), sans son plaquage d'or. Tous deux portent le thoracomachus sous leurs cottes de mailles, munis des traditionnels ptèruges.
Les armes de jets se diversifient. A l'emblématique pilum succèdent des dérivés tardifs tels que le spiculum ou le verutum, pénétrés eux aussi d'influences barbares. Une longue lance d'arrêt, hasta ou contus, rentre dans la panoplie du légionnaire de façon plus systématique afin de mieux répondre à la modification des techniques de combat. Les fers de lances sont nombreux et il n'est pas exclu que des piques de chasse soient employés à la guerre. La grande innovation du siècle en matière d'armement se situe dans l'apparition des plumbatae. Ce sont de petits dards plombés logés à l'intérieur des boucliers des fantassins et pouvant être lancés en tir indirect ou en tir direct sur l'ennemi. Ces armes permettaient de décupler la force de frappe du légionnaire à moyenne et longue portée (jusqu'à 60 mètres environ). Le IVe siècle voit aussi l'apparition des premières arbalètes, mais les experts s'interrogent encore sur la réalité tactique de cette arme à la guerre. Pourtant, Végèce l'introduit clairement dans la description de son ordre de bataille. L'utilisation de la hache tend à s'accroître. En Gaule du Nord, plusieurs modèles ont été identifiés comme étant proprement romains. La forme la plus représentative étant la hache-marteau, à la fois outil et arme de combat. Une autre hache au fer réduit et courbe, pratique au crochetage du bouclier a lui aussi été retrouvé . Enfin, le bouclier en tuile de toit, si typique du Haut-Empire, disparaît dès la première moitié du IIIe siècle, et laisse la place à des boucliers ovales, lenticulaires et légèrement convexes, ou à de grands boucliers ronds et plats. Cet équipement, produit par l'Etat, est de loin plus complet et supérieur a celui du simple troupier barbare. Une anecdote rapportée par l'historien Ammien Marcellin et un court extrait du traité d'art militaire de Végèce, compilateur et auteur du IVe siècle, difficile d'interprétation mais historiquement fondamental, nous éclairent de façon saisissante sur la forte impression qu'exerce la cuirasse romaine sur le barbare :
Une ambassade germanique s'émerveille devant le déploiement des armes romaines. (…)Macrien se voyait, ainsi que son frère, pour la première fois au milieu de nos aigles et de nos étendards; et, frappé d'étonnement par la tenue de nos troupes et la splendide variété des armes, il s'empressa de demander grâce pour les siens. Vadomaire, qui était notre voisin, et dès longtemps en relation avec nous, ne se lassait pas d'admirer notre appareil militaire, mais en homme pour qui tout cet éclat n'était pas absolument nouveau.(…) Ammien Marcellin, Res Gestae, livre XVIII, chapitre 2.
Extrait du traité d'art militaire de la fin du IVe siècle de Végèce. (…) Il exigera d'eux (NDA: du centurion aux légionnaires…) que cuirasses, cataphractes, lances, casques soient fréquemment nettoyés, entretenus, fourbis : car l'éclat des armes contribue beaucoup à faire naître la terreur de l'ennemi. Quelle idée donnera-t-il de son aptitude à la guerre, le soldat assez négligent pour laisser ses armes se couvrir de rouille? Epitoma rei militaris, Vegetius, livre II, chapitre 14.
11) Illustration issue de la Notitia Dignitatum. Au-delà des altérations des copistes médiévaux, on reconnaîtra l'inventaire des fabricae : boucliers, cuirasses, cottes de mailles, lances, haches et spathae.
Sous-titre : tactiques et techniques de combats.
Après le tumulte du IIIe siècle, l'armée romaine dans son nouveau format ne connaît plus de défaites majeures jusqu'à l'extrême fin du IVe siècle, en 378, à la bataille d'Andrinople. Avant cet événement lourd de conséquences, Rome demeure invaincue et aime à le rappeler dans sa propagande officielle. Certes, l'assimilation de nouvelles populations, la refonte de l'équipement militaire et l'adaptation aux techniques indigènes comptent pour beaucoup dans ce renouveau, mais c'est par la tradition des armes des siècles passés que la victoire est acquise par les légions romaines… La discipline, l'entraînement et les manœuvres font systématiquement la différence en bataille rangée et c'est toujours à l'issue de ces batailles, et non par de simples escarmouches, que se décide au IVe siècle l'issue d'une guerre. Les exemples sont nombreux et éloquents, ils témoignent d'une science militaire héritée à la fois des grecs et des anciens romains. Les résultats sont souvent édifiants : lors de la bataille de Strasbourg en 357, sous le commandement du César Julien, un contingent réduit de 13 000 soldats romains mettent en pièce une armée alamanique de 35 000 guerriers. Les légions engagées dans la bataille n'auront à déplorer "que" la perte de 200 hommes et de 6 officiers, alors que le massacre de l'ennemi se prolonge jusque dans le bras du Rhin que les Alamans avaient osé traverser.
La victoire repose essentiellement sur l'ordre de bataille adopté, lui-même issu des traités d'art militaire, et sur la valeur des hommes. L'ordre de bataille classiquement appliqué était le carré long et la triplex acies, la triple ligne de bataille suivie depuis Jules César et sans nul doute avant lui. L'espace était organisé en trois grandes lignes de fantassins, chacune composée de six ou huit lignes de légionnaires déployées en profondeur. Ce dispositif articulé était essentiel, car trop "mince", les lignes de front risquaient de se faire enfoncer par les rangs ennemis. Cela étant, l'originalité du IVe siècle repose plus sur l'équipement propre aux soldats composant ces lignes. A l'inverse du Haut-Empire, les soldats ne sont pas tous uniformément équipés. Les lignes se divisent dès lors entre armati et scutati, fantassins lourdement armés et fantassins légers. Les seconds sont plus mobiles: archers, frondeurs, dardeurs ou porteurs de javelines. Ils sont chargés de venir harceler l'ennemi de leurs traits tout en se retranchant derrières les lignes de fantassins lourds une fois le danger devenu trop pressant. Les armati, eux, attendaient d'être à bonne distance pour utiliser leurs javelots et charger l'ennemi. Ammien Marcellin comme Végèce proposent tous deux une description schématique et personnelle de cet ordre de bataille :
(…)A la guerre, un tacticien habile a soin de garnir de soldats pesamment armés tout son front de bataille; mettant en seconde ligne les troupes légères, en troisième les gens de trait, et derrière eux enfin le corps de réserve, qu'on ne fait donner que comme dernière ressource.(…) Ammien Marcellin, Res Gestae, livre 14, chapitre 6.
12) Schéma complexe de l'armée romaine en ordre de bataille selon Végèce. 13) Deux vélites, fantassins légers du IVe s. Reconstitution des "Herculiani".
La grande tactique romaine propose alors des déploiements extrêmement complexes, requerrant un entraînement soutenu et une maîtrise des espaces presque mathématique. Deux ordres sont difficiles à réaliser, mais ont une force d'impact dévastatrice. L'ordre oblique (oblica acies) est un ordre de bataille dont la manœuvre principale tend à renforcer une des ailes de l'armée. Celle-ci pèse de tout son poids sur celle de l'ennemi tandis que le centre reste hors de portée, prêt à emporter la décision. Il existait aussi la formation en croissant décrite par Végèce dans ses Epitoma. Les sources qui évoquent leurs efficacités se font aussi laconiques que sans appel…
Importance de la cavalerie et de l'infanterie en ordre oblique à la bataille de Mursa en 351. "L'empereur divise sa cavalerie en deux corps qu'il place à ses deux ailes. Les uns sont des lanciers couverts de cuirasses en lame de métal et de casques de fer, leurs jambières sont parfaitement ajustées jusqu'aux talons. Chaque homme à cheval a l'air d'une statue (…) La phalange ainsi rangée, notre gauche fait mouvement en avant; toute l'armée ennemie perd contenance et le désordre s'y met. Nos cavaliers l'attaque sans relâche et l'on voit fuir honteusement leur chef "(NDA: l'usurpateur Magnence) Panégyrique de Constance II par Julien César.
(…)Un corps germain s'y était porté à sa rencontre; (NDA: Julien César) pour le recevoir il forma son armée en croissant, enfermant des deux côtés l'ennemi, qui lâcha pied au premier choc.(…) Ammien Marcellin, Res Gestae, livre XVI, chapitre 2.
Aux déploiements à grande échelle s'adjoignent des formations spécifiques que seule la division des légions en cohortes et son articulation manœuvrière rendent possibles. Il s'agit principalement de la célèbre formation dite en tortue, encore largement pratiqué au IVe siècle et que l'argot militaire appelle à présent fulcum.. Puis le triangle, encore dénommé coin ou tête de porc. La première formation avait la particularité d'être simultanément offensive et défensive, alors que la seconde était spécifiquement offensive. Les boucliers sont joints et levés au dessus de la tête, ils forment comme une toiture de protection contre les flèches et autres armes de jet que les fantassins recevaient en abondance, tout en permettant aux troupes d'avancer sous le déluge de fer. La seconde formation, elle aussi très resserrée, s'agence comme un triangle dont l'extrémité était tronquée. Cette pointe, composée d'hommes armés de boucliers, de lances, et de javelots, pouvait sectionner la ligne de front ennemie en concentrant les tirs et la pression de l'attaque sur un point précis de cette ligne. Chez Ammien, l'utilisation de cette technique et ses suites mortelles reviennent comme une litanie.
Campagne de Constance II contre les Limigantes. (…)On lève les enseignes, et nos soldats abordent l'ennemi avec la fureur d'un incendie. De leur côté, les Limigantes serrent leurs rangs, et se précipitent en masse compacte vers le tertre où j'ai déjà dit que se tenait l'empereur, le menaçant du geste et de la voix. L'indignation de l'armée éclate à cet excès d'audace : en un clin d'œil elle adopte l'ordre de bataille triangulaire appelé, dans l'argot des soldats, tête de porc, fond sur l'ennemi, et le culbute. À la droite notre infanterie fait un grand carnage de leurs gens de pied, tandis qu'à la gauche nos escadrons enfoncent leur cavalerie. La cohorte prétorienne préposée à la garde du prince avait d'abord vaillamment soutenu l'attaque; elle n'eut bientôt plus qu'à prendre à dos les fuyards.(…) Ammien Marcellin, Res Gestae, livre XVII, chapitre 13.
14) Formation en tortue par le groupe de reconstitution "les herculiani"
De même, le corps à corps répond à une science des armes qui ne laisse rien au hasard. Le légionnaire, rompu à l'exercice, combat principalement avec sa lance en ordre serré et en phalange, comme l'a démontré récemment l'historien Everett L. Wheeller sur la persistance des Arts grecques à la guerre. La spatha est ensuite employée. Longue de 70 à 90 cm, elle permettait une "escrime" complète, de taille et d'estoc. Si cette dernière a la faveur des instructeurs romains, c'est à cause de son caractère mortel quasi-instantané, alors que la taille provoquait de graves commotions, souvent elles-mêmes létales sur le long terme. L'intérêt pour le combattant étant moins la mort immédiate de l'ennemi que sa rapide mise hors d'état de nuire. C'est pourquoi les membres étaient tout autant recherchés par le légionnaire que les centres vitaux du corps, souvent largement protégés. Les jarrets et l'artère fémorale étant des cibles privilégiées. Mais l'élément de première importance dans les techniques de combat romaines reste encore le bouclier, qui, bien que servant à parer les coups, n'en demeure pas moins une arme active et offensive. De par l'effet coup de poing que procure l'umbo, bosse centrale et métallique protégeant la main du légionnaire. Par la frappe que permettait sa tranche et sa position par rapport à l'adversaire, le bouclier romain décuplait les possibilités de passes d'armes, qui ne sont pas sans rappeler les pratiques de l'art gladiatorial. Une fois de plus, Végèce et Ammien se font l'écho de cette "escrime" ancienne.
(…) La gymnastique habituera aussi les soldats à franchir des fossés à la course; si leurs quartiers se trouvent dans le voisinage de la mer ou d'un fleuve, on les soumettra tous à la natation durant l'été. Ils marcheront le long des sentiers abruptes, à travers les broussailles, abattrons du bois, le dégrossiront, abattront des tranchés; ils occuperont un poste et le disputeront en faisant assaut de boucliers. Vegetius, Epitoma rei militaris, livre III, chapitre 4.
(…)Attentifs à parer les coups, et s'escrimant du bouclier à la manière des "mirmillons", nos soldats perçaient aisément les flancs de leurs adversaires,(…) Ammien Marcellin, Res Gestae, livre XVI, chapitre 12.
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