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 Sujet du message: Barbarisation et Auxiliaires du Bas-Empire.
Nouveau messagePublié: 05 Sep 2008, 22:23 
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Barbarisation et Auxiliaires du Bas-Empire.

Par Damianus.

Suite a des développements et interrogations tournant autour de cette problématique dans le courant du IVe-Ve siècle j'aimerai compléter ma pensée pour ce qu'elle a de personnelle, en l'exposant à la critique et revenir une nouvelle fois sur ce que nous avions abordé de la question des Auxiliaires au Bas-Empire.

En effet, il est difficile en ce qui concerne les auxiliaires des IVe et Ve siècle d'y voir une continuité vraiment probante avec les anciennes unités du Haut-Empire. A titre d'exemple rappelons à la suite d'Aurélius Victor (Epitomé…) que les futurs légions d'élites Herculiani et Ioviani ne sont à la faveur de Dioclétien que d'anciennes unités Auxiliaires promues pour leurs qualités guerrières et leur aptitude au lancer des plumbatae. Ce fait, si il ne dût pas être isolé en cette fin de IIIe siècle; ne sera pas pour autant significatif du siècle suivant.

Au IVe siècle, les sources semblent en effet confirmer cette "'idée" surprenante par bien des aspects que les Auxiliaires sont avant tout des unités d'infanteries légères!

Légions et Auxiliaires sont donc particulièrement différenciées. Non seulement ce postulat peut largement être étayé par bon nombre d'exemple parlant mais il est fortement concevable que ce phénomène ne se perçoit qu'a travers le mouvement de barbarisation non pas progressive mais massive des troupes, phénomène vraiment identifiable qu'à partir de la fin du IVe siècle.

D'entrée de jeu Végèce se fait l'échos de ce "clivage" dans son chapitre concernant la division de la milice [ERM. LIVRE II, Chapitre 1.] En passant rapidement sur cette tradition martiale rappelant l'emploi d'alliés au service de Rome, Végèce précise que les légions se lèvent chez les "nationaux" (entendre par là principalement des provinciaux) à la différence des Auxiliaires se recrutant chez ses alliés. Nous pourrions y voir une référence à l'époque Républicaine par l'emploi du terme latin "sociis" désignant traditionnellement les alliés. Mais cette acception ne peut être envisagée dès lors que l'auteur des Epitoma affirme la complexité et l'attention porté au recrutement des hommes formant la légion parce que, dit-il; "ils (les romains…) les choisissaient". Cette allusion renverrait non pas à la base du volontariat mais au système de conscription instauré par Dioclétien. L'enrôlement de la recrue dite "fiscale" ne se concevant uniquement que si elle était déclaré apte a servir sous les enseignes selon des critères d'acceptation et après une batterie de tests s'étalant sur 4 mois – probatio - dont nous avons aussi le témoignage dans la Martyrologie de l'époque (exemple de la passion du centurion Marcellus de Tanger) Si cette indice n'est pas assez probant, Végèce finit toutefois de dissiper le doute en désignant les groupes constituant les Auxiliaires sous les dénominatifs de "Gentils" et de "Fédérés" complètements contemporains du IVe siècle. Les uns; les fédérés, étant tenu par un traité contracté avec l'empereur. Les autres; les "Gentils", figurant les étrangers pouvant servir dans l'armée romaine. En effet; nombre d'unités équestres de la Notitia Dignitatum comportent ce qualificatif jusque chez les troupes montées des scholes palatines.

"Sed auxilia a sociis uel foederatis gentibus mittebantur; Romana autem uirtus praecipue in legionum ordinatione praepollet."
ERM. LIVRE II, Chapitre 1.

Enfin l'avertissement sonnera plusieurs fois chez Végèce qu'il est important de veiller à ce que les armées romaines soient toujours composées de plus de "nationaux que d'auxiliaires" nous verrons plus loin en quoi cette remarque est aussi révélatrice d'une époque dans laquelle il est important d'insérer Végèce pour mieux saisir à la fois sa vision de l'armée et le contexte dans lequel il rédige ses écrits.

C'est dès le chapitre suivant que Végèce affine sa pensée [ERM LIVRE II, chapitre 2] "De la différence des légions aux troupes auxiliaires." La description est nette. L'auteur explique sans ambiguïté que les Auxiliaires sont des étrangers soudoyés servant sans ordre dans des corps inégaux, venant de divers pays sans lien entre eux. et conservant leur langage et leur manière de se battre. Végèce estime, à juste titre, qu'il est impossible dans cet état d'obtenir quoi que ce soit de bandes aussi bigarrées mais reconnaît volontiers qu'après avoir suivi les exercices et les entraînements, ces hommes ne cessaient plus d'être utiles à la guerre. Enfin, il conclut qu'une fois formés à la discipline romaine, ces soldats d'origine Barbare constituaient l'infanterie légère en entrant dans les corps Auxiliaires (levis armatura)!

"Nam legionibus semper auxilia tamquam leuis armatura in acie iungebantur, ut in his proeliandi magis adminiculum esset quam principale subsidium."
ERM LIVRE II, chapitre 2.

Un autre point très important à ne pas négliger renforce l'idée que l'armatura des Auxiliaires relève bel et bien de la catégorie des troupes dites légères (Velites) mais aussi que le développement de ce type de catégorie est l'expression la plus manifeste chez Végèce d'une armée en période de crise. Ce sont les regrets qu'il formule dans ses "causes de la décadence de la Légion" [ERM, LIVRE II, Chapitre 3] qui nous donnent un aperçu des difficultés dont souffre l'armée romaine et des conséquences qui en résultent. Ici, l'Epitomateur nous sert par contraste les particularités du temps qui poussent les recrues et les jeunes volontaires provinciaux à entrer plus facilement chez les Auxiliaires que dans les Légions. Un paradoxe qui ne s'explique pas seulement par la disparition de l'obtention de la citoyenneté après service chez les Auxiliaires. Depuis longtemps déjà les Auxilia peuvent voir rentrer dans leurs rangs et des citoyens inscrits au registre des Cités et des étrangers. Non, le principal critère qui achève d'emporter la décision de la recrue est l'extrême sévérité des exigences de la légion à la différence des Auxilia. Parmi ces inconvénients, la pesanteur des armes des légions cristallise avec la lenteur des promotions la plus grande part de la désaffection. Le préambule ainsi que le livre premier de l'Anonyme du De Rebus Bellicis de peu antérieur corroborent et prolongent derechef cette litanie.

"Ce qui a encore contribué à dégarnir nos légions, c'est que le service y est dur, les armes pesantes, les récompenses tardives, la discipline sévère. La plupart des jeunes gens en sont effrayés, et prennent parti de bonne heure dans les auxiliaires, où ils ont moins de peine, et des récompenses plus promptes à espérer."

"Est et alia causa, cur adtenuatae sint legiones: magnus in illis labor est militandi, grauiora arma, plura munera, seuerior disciplina. Quod uitantes plerique in auxiliis festinant militiae sacramenta praecipere, ubi et minor sudor et maturiora sunt praemia."
ERM, LIVRE II, Chapitre 3.

Ainsi donc, et si on en croit Végèce, la fin du IVe siècle voit les Auxiliaires se définir non plus comme une armée de non-citoyens à contrario de la Légion, ni comme une armée exclusivement composée d'étrangers issus des gentils et de fédérés, mais spécifiquement comme des troupes composés à la fois de recrues germaniques et de recrues provinciales armées à la légère. Pour approfondir cette hypothèse nous pouvons nous tourner un instant sur les appellations des Auxilia enregistrées dans la Notitia Dignitatum. Si de nombreux noms aux consonances germaniques ou aux noms de peuples clairement identifiables en tant que tel apparaissent de manière régulière, nous en trouvons d'autres parmi les Auxiliaires a porter des noms d'unités au caractère fortement ethnique mais provincial. Une particularité que ces Auxilia partagent avec les Légions lorsqu'elles comportent une appellation ethnique qui, elle, reste en revanche strictement provinciale.

Quelques exemples d'Auxilia aux noms provinciaux supposant soit uniquement un recrutement provincial, ce qui semble peu crédible. Soit un recrutement mixte. Soit indiquant le lieu de recrutement de l'unité d'origine, ce qui est aussi fort probable (la liste n'est pas exhaustive elle démontre juste la régularité du fait et ne prend en compte que les commandements généraux des maîtres de la milice …)

Partie occidental de l'Empire:

Magister Peditum:

Celtae seniores, Sagittarii Nervii, Latini, Celtae iuniores, Invicti iuniores Britanniciani, Exculcatores iuniores Britanniciani, Mattiaci iuniores Gallicani, Sagittarii Nervii Gallicani, Iovii iuniores Gallicani, Galli victores, Felices iuniores Gallicani, Atecotti iuniores Gallicani, Honoriani Gallicani, Raeti …

Magister Equitum Per Gallias:

Britones…

Partie Orientale de l'Empire:

Magister Militum Praesentalis I:

Sagittarii seniores Gallicani, Sagittarii iuniores Gallicani, Raetobarii…

Magister Militum Praesentalis II:

Thraces…

Nous remarquerons la persistance du nom "Exculcatores" au sein des unités Auxiliaires. Il semblerait que ce nom soit de même une spécificité des Auxiliaires qui comptent dans la Notitia Dignitatum trois dénominations de la sorte qu'en retour nous ne trouvons jamais accolé à ceux des légions (Exculcatores seniores, Exculcatores iuniores, Exculcatores iuniores Britanniciani) Cette référence n'est pas anodine dans le sens où Végèce à son tour donne une signification très particulière a cette locution. En effet, dans l'élaboration de son ordre de bataille [ERM LIVRE II chapitre 15] une fois la disposition des deux premières Acia de fantassins lourds "Principes" et "Hastati" achevée, l'auteur dispose en arrière ses unités légères: Archers, dardeurs, javelineurs, et autres arbalétriers. Dans le cours de son énumération il finit par regrouper l'ensemble de ces armes composant les fantassins légers sous le terme "d'escarmoucheurs" traduction française du latin "Exculcatores" qui est pour lui le terme de son époque pour désigner de manière générique l'ensemble des fantassins légers. Nous pouvons encore rapprocher cette appellation des noms des fantassins repérés comme auxiliaires et venus au secours de la ville fortifiée d'Amida alors assiégée par les Perses en 358 ou en 359. Les Superventores (Voltigeurs) et les Praeventores (Eclaireurs) empruntent de même au champ lexical commun à l'infanterie légère [Ammien Marcellin. Res Gestae. LIVRE XVIII, Chapitre 9, paragraphe 3] Nous retrouvons les Superventores à la fois dans le partie Occidentale et Orientale de la Notitia Dignitatum alors que les Praeventores sont situés en Orient. Les deux corps sont qualifiés de fantassins Auxiliaires.

Dans ce même chapitre 15 des Epitoma Rei Militaris, Végèce mentionne encore les "Scutati", autre catégorie, qui sont chez l'auteur des fantassins légers. Cette locution latine a fait l'objet d'une étude transversale de Sylvain Janniard sur la période entière du IVe siècle (L'armée romaine de Dioclétien a Valentinien Ier. Sylvain Janniard. Armati, Scutati et la catégorisation des troupes dans l'Antiquité tardive. Actes du Congrès de Lyon 2002. Diffusion De Boccard 2004). Cet Historien démontre que le terme "Scutati" était à l'époque tardive synonyme des fantassins de l'infanterie légère (levis armatura) armée du scutum en opposition au terme "Armati" synonyme, lui, des fantassins de l'infanterie lourde. (Gravis armatura). Cette analyse est confirmée à la re-lecture d'Ammien Marcellin et des Panégyriques latins qui emploient indistinctement ces quatre appellations. Elles viennent rejoindre en définitive l'ancien terme de "Vélite" (Veles/Velites) qui ne cesse d'être couramment employé chez tous les auteurs tardifs pour désigner les unités de fantassins légers. C'est ainsi qu'au siège d'Aquilée, les fantassins lourds des troupes fidèles à Julien "Armati" chassent les défenseurs des remparts de la ville perchés qu'ils sont sur des tours de d'assauts, tandis que les "vélites armés à la légère" (Velites) sapent les murailles pour se frayer un passage [Ammien Marcellin. Res Gestae. LIVRE XXI, Chapitre 12, paragraphe 9]

C'est certainement au final une des phrases les plus importantes de Végèce qu'il nous faut retenir. Il nous révèle que le "Scutatus", armée du grand bouclier, des plumbatae, de l'épée et d'armes de jet, est le fantassin le plus représentatif de son époque. Or, celui-ci n'est aucunement distingué par le port d'une cuirasse!

"On plaçait les férentaires ou les légèrement armés, que nous appelons à présent escarmoucheurs, ou gens déterminés ; les écussones, armés d'écus ou de grands boucliers, de flèches plombées, d'épées et d'armes de jet, à peu près comme le sont presque tous nos soldats aujourd'hui"

"Post hos erant ferentarii et leuis armatura, quos nunc exculcatores et armaturas dicimus, scutati (qui) plumbatis gladiis et missibilibus accincti, sicut nunc prope omnes milites uidentur armati, erant item sagittarii cum cassidibus catafractis et gladiis, sagittis et arcubus, erant funditores, qui ad fundas uel fustibalos lapides iaciebant, erant tragularii, qui ad manuballistas uel arcuballistas dirigebant sagittas."
ERM LIVRE II chapitre 15.

Nous voyons alors se dessiner chez les Auxiliaires du IVe siècle une configuration originale et propre à leur corps de troupe, susceptible de composer les unités légères des armées romaines. Végèce semble catégorique a ce sujet et Ammien rend compte de même de cette réalité lorsqu'il qualifie certains renforts de "levis armaturae auxiliaris" ou mieux encore; lorsqu'il qualifie les Bataves (Batavi) et les Hérules (Aeruli) partant remettre de l'ordre dans les affaires de Bretagne sous le commandement du Magister Lupicinus de "velitare auxilium" [Ammien Marcellin LIVRE XX, Chapitre 1, paragraphe 3] La fin du IVe siècle semble radicaliser beaucoup plus cette évolution qui voit l'armatura légère déborder des auxiliaires à l'ensemble de l'armée romaine. Cette affirmation nous vient une fois de plus d'une des mentions le plus célèbre de Végèce et inconnue par ailleurs. "La réforme du casque et de la cataphracte" [ERM LIVRE I, Chapitre 20, "Armes en usage chez les anciens"] semble être pour lui une réalité tangible et indiscutable et va même jusqu'à donner une référence temporelle précise qu'en a sa date de mise en place. Dans le Courant du règne de Gratien (375-383) en Occident ou peu après. Une fois encore, cela nous donne des indices sur la nature et l'origine de ce développement. Vers l'Hypothèse d'une influence Barbare forte.

"À dater de la fondation de Rome jusqu'à l'époque de l'empereur Gratien, l'infanterie eut le casque et les cataphractes. Mais depuis qu'une insouciante paresse a fait cesser les manœuvres du terrain, ces armes ont commencé à paraître pesantes, et le soldat ne les a revêtues que rarement. On sollicita auprès de l'Empereur la réforme des cataphractes d'abord, puis celle des casques."

"Ab urbe enim condita usque ad tempus diui Gratiani et catafractis et galeis muniebatur pedestris exercitus. Sed cum campestris exercitatio interueniente neglegentia desidiaque cessaret, grauia uideri arma coeperunt, quae raro milites induebant; itaque ab imperatore postulant primo catafractas, deinde cassides sedere refundere"
ERM LIVRE I, Chapitre 20.

C'est ici qu'il faut considérer la dédicace de l'œuvre de Végèce. En effet, un nom revient, celui de Valentinien II. Il ne fait pas de doute que Végèce écrit à la fin du IVe siècle dans un temps de crise généralisé de l'armée romaine. Valentinien II au pouvoir, le Prince en Orient ne peut-être que Théodose Ier qu'on sait avoir eu recourt à une politique originale concernant les peuples germaniques de ces frontières et notamment au sujet des Goths. L'abrégé de Végèce s'inscrit donc entre les années 378 et 395 qui voient le désastre de la bataille d'Andrinople, ses conséquences et son traitement sous le règne de Théodose. Après la victoire Gothique de 378 et la destruction d'une grande partie du Comitatus oriental, les Goths décident de mettre fin à leur alliance et se scindent en contingent réduit. Ils parcourront la Thrace et la Thessalie pendant des années alors que Théodose (379-395) est créé empereur par Gratien (Empereur d'Occident) en remplacement de son oncle Valens mort à Andrinople. D'un coté, l'armée romaine d'Orient est a cette date affaiblie, démoralisée et sa discipline relâchée. De l'autre, Théodose fraîchement arrivé au pouvoir se doit de consolider sa position et de libérer avant tout les provinces livrées aux pillages des barbares. Ce sont ces deux pôles qui vont diriger la politique empirique de Théodose sur le sort réservé aux Barbares. D'une part le soucis de restaurer son armée, d'autre part, de restaurer la stabilité des provinces et les soulager de la pression des Goths. C'est une politique répressive d'extermination des Barbares caractérisée par une guerre d'usure âpre et difficile; d'une Stratégie de guerria rendue indispensable par la précarité de l'armée et faites de petites batailles et de stratagèmes sordides qui va alors alterner avec une politique d'incorporation des Goths, et en premier lieu dans l'armée régulière, afin de venir grossir les rangs d'une armée en mal d'hommes. C'est la barbarisation massive de l'armée qui s'opère. Elle se distingue de l'incorporation des recrues germaniques et barbares autrefois en vigueur telle que présentée dans les panégyriques latins de l'extrême fin du IIIe siècle et du début du IVe siècle.

"VIII (…) Sous les portiques de toutes les cités, des files de Barbares prisonniers sont assises (…) et tous ces êtres répartis entre les habitants de vos provinces, pour servir chez eux attendent d'être conduits sur les terres désolés dont ils doivent assurer la culture. (…) C'est donc pour moi (l'orateur) que labourent à cette heure le Chamave et le Frisons, que ce vagabond et ce pillard peinent à travailler sans relâche mes terres en friches (…) Bien plus, s'il est convoqué pour la levée, il accourt, il est maté par la discipline, tenu en bride par les verges et il se félicite de nous servir à titre de soldat romain."

(…) Quin etiam si ad dilectum vocetur, accurit et obsequiis teritur et tergo cohercetur et servire se militiae nomine gratulatur.

Panégyrique de Constance Ier par un orateur anonyme (1er Mars 297). Chapitre VIII. Tome I. Page 89. LES BELLES LETTRES.

Au-delà de l'angélisme et du parti pris de l'orateur, cette situation reflète la conversion du guerrier barbare en paysan, maté et sédentarisé sous les auspices impériaux lui offrant des terres à cultiver. Autrement dit un barbare pacifié. Et si celui-ci refuse sa condition il peut toujours venir au service militaire pratiquer le mode de vie qu'il connaît le mieux et passer du statut de guerrier Barbare à celui de soldat romain. Une sorte de promotion sociale en somme et le dernier avatar d'une romanisation qui modèle une identité auquelle le barbare va pouvoir s'attacher et rester fidèle jusque dans les grades les plus élevés: Le soldat romain ou une romanisation militaire plutôt que civile. Ce fonctionnement qui s'articule sur le cas particulier, nous en trouvons encore la trace jusque sous le règne de Valentinien (364-375) dans sa constitution du 2 juin 375 que l'on peut consulter dans le code Théodosien. Il s'agit de la réforme et de la réactivation de la loi émise par Dioclétien sur la Protostasia ou praebitio; la fourniture de recrues comme obligation fiscale. Là encore le barbare installé sur les terres romaines se propose tout naturellement au service de l'armée en dépit des empereurs a privilégier un recrutement provincial.

"Les Empereurs Valentinien, Valens et Gratien Augustes à Modestus, préfet du prétoire. La fourniture des recrues doit reposer sur les ressources du patrimoine plutôt que sur les charges personnelles des personnes; aussi la charge de la protostasie, qui se nourrit des entrailles des provinces, doit être arrachée à ses racines les plus profondes. Parmi les vices qui l'atteignent, nous considérons particulièrement intolérable ces deux ci: que l'on réclame souvent de l'or à la place des recrues; que le prix des jeunes étrangers soit estimé beaucoup plus haut qu'il ne convient (…)"
CODEX THEDOSIANUS. LIVRE VII, Chapitre 13, paragraphe 7.

Ce cadre plus au moins strictement défini et maintenu (déjà les empereurs avaient a contrario coutume de déplacer des populations entières pour renforcer massivement une zone militaire fragilisée) explose littéralement entre 379 et 382. Théodose, maître de la partie orientale de l'empire souffle le chaud et le froid. Il fait à la fois une guerre sans pitié aux Goths qui sillonnent la Thrace, la Thessalie, La Macédoine tout en ouvrant des pourparlers.

En premier lieu, Modarés, officier d'origine gothique aux ascendances nobles mais romain "depuis longtemps" [Zosime LIVRE IV] se lance dans des opérations de guerria, de raids et de chasse afin d'exterminer les bandes de Goths au repos dans leurs campements. A cette occasion, et parce que la tactique employée le requerrait, Modarés ordonna à ses hommes de ne porter au combat que l'épée et le bouclier sans s'encombrer d'autres armes. Le succès des opérations fut tel que la Thrace en fut libérer. Il n'est pas à exclure que l'origine gothique de Modarés influença sa stratégie. Dès lors, la conversion de l'armée en infanterie légère serait en sus d'un gain évident au combat (attaque surprise, rapidité de mouvement…) une pratique guerrière traditionnelle.

Julius, qui avait sous sa responsabilité les Goths installés en Orient, suite à leur traversée du Danube consentie par Valens, fut instruit de la révolte des transfuges. Pour éviter les débordements que connurent la Thrace, il prit conseil du Sénat de Constantinople et afficha un édit invitant tous les Goths à se rendre dans les fora des Métropoles recevoir les propositions avantageuses de Théodose. Le rendez-vous était un piège, les Goths furent massacrés. En octobre 382, les négociations reprirent avec le roi Fritigern. Le général Saturninus conclut avec les Goths un Véritable traité autorisant les Goths de ce roi a entrer officiellement en Thrace avec exemptions d'impôts, versement d'annones contre des recrues militaires et des colons à sédentariser. C'est alors que Zosime nous donne certainement le témoignage le plus précis du gouffre qui semble séparer dès lors les unités romaines des nouvelles troupes régulières…

"l'Empereur Théodose, voyant que les armées étaient fort diminuées, permit aux barbares qui habitent au delà du Danube de le venir trouver, et leur promit de les enrôler parmi ses troupes. (…) L'Empereur résolut d'en envoyer une partie en Egypte, et de rappeler d'Egypte une partie des garnisons, dont il remplirait la place (un casernement en Macédoine requérant des renforts …) (…) Les troupes rappelées d'Egypte ne firent aucun désordre, et payèrent tout ce qu'elles prirent, au lieu que les barbares ne payèrent rien, et enlevèrent les vivres dans les marchés avec la dernière insolence. Les uns et les autres se rencontrèrent à Philadelphie, ville de Lydie, où les Egyptiens qui étaient en moindre nombre que les barbares observaient exactement l'ordre qui leur avait été donné par leurs chefs, et où les barbares prétendaient avoir droit d'en user d'une autre manière. Un marchand ayant demandé le prix de sa marchandise, un barbare, au lieu de la payer, lui donna un coup d'épée; le marchand ayant crié au secours, celui qui se présenta pour le secourir fut blessé aussi bien que lui. Les Egyptiens, touchés de pitié, prièrent les barbares de s'abstenir de ses violences qui convenaient mal à des personnes qui témoignaient vouloirs vivre selon les lois romaines. Mais au lieu de déférer à leurs prières, ils firent main basse sur eux, et alors les Egyptiens n'étant plus maîtres de leur colère, fondirent sur ces barbares, en tuèrent plus de deux cents, dont quelques-uns uns tombèrent dans un égout. Les Egyptiens leur ayant fait connaître par cet exploit que s'ils n'étaient plus modérés il se trouverait assez de gens qui réprimerait leur insolence, ils se séparèrent et continuèrent leur chemin. Les barbares étaient commandé par Hormisdas, fils de cet Hormisdas qui avait fait la guerre sous Julien contre les Perses. Quand les Egyptiens furent arrivés en Macédoine, et qu'ils se furent joints aux troupes du pays, on n'apporta point d'ordre pour les distinguer, et on eut aucun égard à l'état qui avait été dressé de l'armée."
Zosime, Histoire Nouvelle (238-410), Livre IV (364-394) page 134-135,Edition Paléo 2003.

Cet extrait entre complètement dans cette part de la politique de Théodose. Etant extrêmement riche et vivant je me permets donc de le donner dans son intégralité. Plus qu'un simple constat, cet épisode est un instantané particulièrement précieux des profondes mutations qui s'opèrent dès lors dans l'armée romaine de cette fin de IVe siècle. Ce témoignage démontre les véritables prodromes d'un déclin, ou plutôt d'un fossé irrémédiable qui séparent d'un coté les troupes barbares incorporées dans l'armée romaine (attention il ne s'agit pas ici de fédérés mais bien de troupes officiellement engagés dans l'armée romaine…) des armées romaines traditionnelles d'origine provinciales.(les Egyptiens étant au moins dans les cités hellénisées, des citoyens romains; ils sont donc des soldats romains à part entière. Mais il est vrai que le cas de l'Egypte est assez compliqué. De plus, la composition provinciale des armées n'est jamais complètement endogène comme nous l'avons déjà vu dans d'autres extraits…) Nous voyons bien ici un véritable choc des cultures entre des barbares insoumis, bêtes et gratuitement violents envers un monde civile qu'ils méprisent, et une armée romaine provinciale peu nombreuse mais discipliné, sensible à la Romanitas et solidaire par delà les frontières avec ses frères de culture. Une fois affectées en Macédoine et malgré des qualités guerrières supérieures aux barbares, ces troupes ne retrouvent pas l'antique discipline militaire.

Quelles peuvent-être ces différences qui distinguent tellement l'antique discipline des nouveaux contingents Barbares composant les armées de Théodose? Le port de la cuirasse est-il un des critères? La généralisation du fantassin léger est-il aussi issu de l'indiscipline ou plus certainement du refus des barbares à se conformer aux "canons" de la guerre tels que conçus dans le monde Gréco-romain et dans lesquels ils ne se reconnaissent pas? Je pose la question en ces termes, je n'ai pas la prétention d'y apporter une solution stricte…

Les Goths qui furent insérés à l'armée faisaient passer des informations à ceux de leur peuple restés au-delà du Danube et traversèrent le fleuve envahir de nouveau la Thrace. Théodose s'engagea de nouveau dans la guerre et risqua sa vie dans une attaque nocturne des Goths contre son camp qui l'obligea à faire retraite sur Constantinople. Il demanda des renforts à Gratien qui lui envoya des troupes et son Magister Arbogast le Franc, qui suffirent à chasser les Goths renégats qui s'en allèrent aussitôt d'où ils venaient.

Peu de temps avant, Gratien après la belle victoire d'Argentaria sur les Alamans Lentiens incorpora à son armée et dès la fin des combats les survivants des 40 000 guerriers que les Alamans opposèrent aux romains [Ammien Marcellin. Res Gestae. LIVRE XXXI, Chapitre 10, paragraphe 17]

Cette victoire, Gratien en profita peu, victime de l'usurpation du Général espagnol Maximus en 383. Ancien compagnon de Théodose et venu de Bretagne, il finit par chasser Valentinien II (375-392) d'Italie et obligea par le jeu des alliances Théodose à lui déclarer la guerre. Bousculé par les Alamans le prestigieux roi Goth Athanaric se réfugia à Constantinople où Théodose le reçut en exil. A sa mort, le roi fut honoré par l'Empereur de funérailles grandioses qui impressionnèrent les Goths et qui scella une paix durable parmi le peuple d'Athanaric. Ils prirent alors la garde des Frontières de la mer noire. Ce ne fut pas le dessein des Goths Gruthunges qui en 386 décident de passer le fleuve mettre à sac les provinces frontalières. Promotus, sans doute Comte et commandant des régions danubiennes, par un habile stratagème poussa les Goths à une bataille navale - ou plutôt fluviale - perdue d'avance. La tactique de Promotus fut irrésistible et les Goths écrasés. Les prisonniers présentés à Théodose furent libérés et incorporés une fois de plus a son armée. C'est à ce moment qu'intervient un autre épisode conté par Zosime sur les rapports de force qui se jouent entre les barbares en faveur auprès de Théodose et les militaires attachés à la protection des frontières:

"Il y a dans la Scythie, province de Thrace, une ville appelé Troesmis, dont Gérontius, homme fort considérable par la force extraordinaire de son corps et par ses talents remarquables dans la guerre, commandait la garnison. Il y avait, hors de la ville, de jeunes étrangers, qui avaient été choisis entre autre par l'empereur pour leur adresse et pour leur bonne mine et qui ne reconnurent ses bienfaits que par le mépris qu'ils firent du gouverneur et des soldats. Gérontius ayant reconnu qu'ils tramaient le dessein d'attaquer la ville, communiqua aux soldats de sa garnison la résolution qu'il avait prise de faire une sortie pour réprimer leur insolence. Mais, ayant trouvé que bien loin d'oser attaquer les barbares, ils tremblaient en leur présence, il sortit seul avec un petit nombre de ses gardes. Les barbares se moquant de la témérité avec laquelle il s'exposait à un péril si évident, envoyèrent contre lui les plus vaillants qu'il y eut parmi eux. Il attaqua le premier qui se présenta devant lui, jeta la main sur son bouclier, combattit vaillamment jusqu'un à ce qu'un de ses gardes abattit l'épaule du barbare, et le fit tomber de son cheval. Gérontius en attaqua d'autres à l'heure même et les étonna par sa hardiesse. Les soldats de la garnison qui avaient été d'abord comme interdits par la crainte, ayant vu du haut des murailles la valeur de leur gouverneur reprirent courage, et, se souvenant de la vertu romaine, fondirent sur les barbares et en tuèrent un grand nombre."
Zosime, Histoire Nouvelle (238-410), Livre IV (364-394) page 142-143, Edition Paléo 2003.

Nous restons donc dans le registre des hostilités ouvertes entre des armées barbares acceptées et incorporées à l'armée romaine et des armées romaines plus traditionnelles. Dans cet extrait, un soupçon de pillage est le Casus Belli. Plus qu'un combat, ce témoignage nous indique une profonde incompréhension de part et d'autres de ces hommes. Il n'y a plus de processus d'acculturation à la base, et il n'y a pas de reconnaissance. Ce sont deux mondes qui cohabitent difficilement. Les Barbares toujours plus nombreux méprisent à leur dépend les anciennes unités militaires.

En Août 387, Théodose est prêt a partir en campagne en Italie vaincre Maxime, ce qu'il fera à plusieurs reprise à Sisca puis à Poetovio avant de rentrer dans Aquilée où il exécuta Maxime. Ecrit en 389, le Panégyrique de Théodose Ier par Pacatus illustrera la bataille de Poetovio dans un registre certes très classique mais où l'infanterie légère a une place tactique évidente "leves ante signa velites" [Panégyrique de Théodose Ier Par Pacatus (389) Chapitre XXXV. Tome III pages 102-103. Les Belles Lettres] Avant cela, Théodose fut prévenu que des Goths de son armée furent achetés par Maxime. Dans sa colère, l'empereur chassa les Goths qui se réfugièrent dans les forêts d'où ils se retranchèrent pour organiser le pillage et la coupe réglée des provinces danubiennes. Un nouveau conflit débuta où une fois de plus Théodose faillit perdre la vie sans l'intervention du général Promotus passé Magister après son exploit sur le fleuve contre les Goths Gruthunges.

Enfin, 7 ans après, en 394, Théodose gagne la bataille dite de la rivière froide contre l'Usurpateur Eugène et le Magister Arbogast à la tête d'une armée composite, aux ethnies multiples et secondée par de nombreux peuples barbares sous l'autorité de leurs Rois. Son général en chef, Stilicho a des origines Vandales… Jamais plus un empereur ne réussira à assembler sous son pouvoir tant de rois et de peuples différents. Jamais plus aucun empereur ne réussira a réunir les deux parties de l'Empire. Dans son panégyrique pour le troisième Consulat d'Honorius (un des fils de Théodose) Claudien chante les louanges de Théodose Ier comme ses soldats les chantent en leurs langues. Bien sûr la pluralité des langages dans l'armée romaine où le latin, langue de commandement assure la cohésion, n'est pas nouveau. Mais ici, il est indiqué comme un fait des plus commun source d'orgueil pour le poète et pour le destinataire des louanges.

"De toute part, des panaches ondoyants s'élèvent sur le front des guerriers qui, chacun dans son langage, chantent tes louanges; les lueurs de l'airain éblouissent les yeux, et une forêt de glaives nus augmentent, par leur splendeur, les lumières du jour. Quelques-uns se font remarquer par leurs arcs, d'autres par des javelots qui se lancent au loin, d'autres par leurs piquent avec lesquelles ils ne combattent que de près; ceux-ci promènent des aigles aux ailes déployées, ceux-là brandissent des bannières menaçantes, image du serpent, qui, cédant avec courroux au souffle de Notus, se dressent et se gonfle à travers les airs, semblent recevoir la vie des assauts des vents, et par leur froissement redoublé, imitent jusqu'aux sifflements du monstre qu'elles représentent."
Œuvres Complète de Claudien, Les Belles Lettres Page 60, lignes 1 à 13.

Après avoir constaté le processus progressif de barbarisation de l'armée romaine au moins dans sa partie Orientale, nous pouvons donc revenir sereinement sur les mots de Végèce qui au final ne fait constater les réalités de son époque. Une armée où l'infanterie légère sous le coup de la barbarisation prend le pas sur la Légion traditionnelle sujet de toutes les préoccupations de l'auteur. Nouvelle arme, nouvelle tactique, nouveau temps qui semble échapper à Végèce et qui justifie à lui seul sa tentative réactionnaire de réforme.

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