Je place dans ce fil de discussion les éléments d'un travail déjà ancien sur
L’espace breton au haut Moyen Age. L'apparat critique de cette étude comprend 34 notes.
Il s'agit d'une synthèse et en même temps d'une ébauche. Commentaires et compléments bienvenus.
L'espace breton aux temps mérovingiens Il est assez souvent question de la Cornouaille et de la Domnonée dans l’hagiographie bretonne : le premier nom, employé dans la
vita de saint Guénolé par Uurdisten, vers 880 , désignait encore à la fin de l’Ancien régime le ressort territorial du siège épiscopal de Quimper : encore faut-il distinguer entre
Cornubia qui, dans les textes continentaux, s’applique à la seule Cornouaille armoricaine — mais que l’on trouve également dans les textes insulaires, appliqué cette fois au Cornwall britannique — et
Cornugallia qui, sur la foi d’une interprétation erronée, paraît avoir servi à certains auteurs, bretons ou non, continentaux ou insulaires, pour désigner toute la péninsule armoricaine, la « corne de la Gaule ». Le nom Domnonée figure déjà, sous la forme
Domnonia, dans la
vita la plus ancienne de saint Samson, composée sans doute dans le second tiers du VIIIe siècle , mais il n’a pas laissé de postérité moderne sur le continent ; en revanche, le nom du Devon insulaire est son héritier direct.
Un autre vocable géographique, plus tardif que les deux précédents, mais lui aussi absent du lexique post-médiéval, se retrouve dans plusieurs ouvrages hagiographiques : il s’agit de Létavie (
Letavia) , dont les auteurs insulaires paraissent s’être servi pour désigner la Bretagne armoricaine ; utilisé par les auteurs continentaux, il s’est appliqué à la partie septentrionale de la péninsule, avant d’être restreint au seul Léon, comme on peut le constater notamment à la lecture de la
vita tardive de saint Goulven . A l’inverse, le vocable Domnonée s’était un temps dilaté jusqu’à être appliqué à la plus grande partie du territoire occupé par les Bretons, à une double exception : d’une part la Cornouaille, dont on voit les habitants s’opposer souvent à ceux de la Domnonée, comme c’est notamment le cas dans un épisode miraculeux relatif à la possession des reliques de saint Mélar ; d’autre part le Broérec, dont le nom désigne en breton le pays Vannetais.
Non seulement nous ne connaissons pas avec précision l’étendue territoriale et les limites de ces différentes entités, mais nous ignorons presque tout de leur organisation politique, même si elles sont souvent décrites comme étant des « royaumes », ce qui paraît très vraisemblable ; en outre, leur histoire externe nous échappe presque complètement, un peu moins cependant que leur histoire interne. Il va de soi que les affirmations des hagiographes doivent être reçues avec beaucoup de précaution et de prudence ; la mort de L. Fleuriot nous a malheureusement privé de l’étude qu’il envisageait de consacrer à « la vie intérieure des petits Etats bretons » et que ne peut remplacer l’ouvrage hautement fantaisiste de C.Y.M. Kerboul .
Dans le première moitié du VIe siècle, le nord de la péninsule relevait probablement au spirituel du siège épiscopal de Rennes et le sud de celui de Vannes . Rennes, chef-lieu de la civitas gallo-romaine des Riedones, était situé hors de la zone d’implantation des immigrés venus de Bretagne insulaire. C’était à l’origine le cas de Vannes, chef-lieu de la civitas des Vénètes, mais les flots de l’expansion bretonne, déferlant depuis l’ouest, venaient chaque jour battre ses murailles, les contournaient pour s’étaler beaucoup plus loin vers l’est ; d’ailleurs, vers le milieu du VIe siècle, la dynastie comtale était elle-même d’origine bretonne. Une longue et sanglante querelle à l’intérieur du lignage comtal déboucha en 577 sur la partition de ce vaste territoire : la partie orientale, revendiquée comme son héritage par Guérec (
Uuarochus) , fut placée officiellement sous l’autorité de ce dernier qui lui donna son nom, Broérec,
*Bro Uuaroch, « patrie de Guérec » ; en outre, Chilpéric confia expressément à Guérec la garde de Vannes, « ville royale » , où le nouveau potentat établit sa capitale . Les limites de la civitas des Vénètes ont connu à cette occasion des modifications importantes qui ne permettent plus d’en fixer avec certitude le tracé originel, ni à l’est, ni à l’ouest. C’est sans doute vers la même époque que l’autre branche de la dynastie comtale se fixa de façon permanente à Quimper ; commença dès lors de s’affirmer l’autorité spirituelle des abbés qui dirigeaient le monastère du lieu, à l’emplacement de la future abbaye de femmes de Locmaria et dont le fondateur pourrait bien avoir été plutôt saint Tudwal que saint Corentin .
Au nord de la péninsule, la situation est moins bien connue : le territoire qui s’étendait de l’embouchure de la Penfeld à celle du Léguer semble avoir constitué la partie continentale d’une sorte de principauté établie des deux côtés de la mer bretonne, principauté contrôlée par la puissante famille des
Marci Aurelii, lesquels trustaient la charge de « préfet de la flotte » depuis la fin du IIIe siècle ; l’un des membres de cette famille n’était autre que le fameux Commor (
*Marcus Aurelius Commorus), personnage qui joue le plus souvent le rôle du « sale type » dans l’hagiographie bretonne médiévale, mais que Grégoire de Tours nous décrit pourtant plein de sollicitude à l’égard de Méliau (
Macliauus), le père de Guérec . A la suite d’un conflit intervenu, toujours vers le milieu du VIe siècle, entre Commor et un autre potentat local, Judual , le territoire en question semble avoir perdu son statut particulier car une ancienne charte, conservée à Saint-Pol-de-Léon à la fin du IXe siècle encore, indiquait, au dire de
Uurmonocus, que l’autorité de Judual s’était étendue jusqu’en Léon . Cependant, à partir de la seconde moitié du VIIe siècle, on observe que la zone autrefois contrôlée par les
Marci Aurelii retrouve son autonomie, au fur et à mesure que s’affaiblit le lignage qui dominait ce qu’on appelait alors la Domnonée . Cet affaiblissement progressif s’est peut-être accompagné d’une perte d’influence du principal sanctuaire de la dynastie « domnonéenne », Saint-Jean de Gaël, monastère fondé par saint Méen, où le roi Judicaël, personnage emblématique de la dynastie, aurait fait retraite ; perte d’influence opérée au profit de Dol, monastère fondé par saint Samson, et surtout d’Alet, qui avait été au bas Empire le chef-lieu de la civitas gallo-romaine des Coriosolites. Pour autant, Saint-Jean de Gaël faisait encore l’objet de toutes les attentions de la part des premiers monarques carolingiens et le regretté H. Guillotel l’a désigné comme « le plus important monastère de Bretagne au IXe siècle » lors du colloque de Landévennec de 2002.
L’empreinte carolingienneL’histoire de la Bretagne à l’époque carolingienne s’articule en trois temps.
Tout d’abord, celui de la marche frontalière de la Bretagne, circonscription de nature militaire, constituée par les comtés de Nantes et de Rennes, d’origine gallo-franque, et par celui de Vannes, lequel « occupait une situation ambiguë », car « le Vannetais appartenait indéniablement à la Bretagne du point de vue linguistique, même si la fortune politique du moment lui valait d’être rattaché à un autre ensemble » . La dynastie d’origine cornouaillaise qui dominait le Broérec en avait sans doute perdu le contrôle lors de l’expédition de Pépin le Bref en 753 ; au début du IXe siècle, le comte de Vannes était issu d’un puissant lignage de l’aristocratie carolingienne : il s’agit d’un certain Frodald , lequel, à la fin du règne de Charlemagne, avait été remplacé par Gui, probablement son fils .
Vint ensuite le temps de la pacification : plusieurs rébellions, qui furent à chaque fois réduites, intervinrent en Bretagne sous les règnes de Charlemagne et de Louis le Pieux. S’il n’est pas sûr que le premier soit venu personnellement sur place, sinon en 811, on sait que Louis prit la tête des expéditions de 818 et de 824 ; l’un et l’autre en tout cas ont complété leurs interventions militaires par des dispositions d’ordre administratif relatives à l’organisation diocésaine de la Bretagne. Ces dispositions aboutirent à la création des évêchés de Dol, Alet, Léon et Cornouaille, ou du moins à ce que ces évêchés fussent désormais « alignés sur le modèle gallo-franc » . Malgré l’attention que leur témoignaient les Pippinides, les abbés de Gaël ne parvinrent pas à obtenir l’érection de leur monastère en évêché territorial ; le ressort du siège d’Alet se dilata dans le cadre de la création d’un comté plus ou moins intégré à la marche bretonne, comté dont le titulaire vers 820 était un certain Rorgon , « l’un des membres de l’une des plus illustres familles de l’aristocratie carolingienne » . La marque des Pippinides se voit également au travers du développement local du culte du saint tutélaire de la dynastie, Servais.
Enfin, dernière étape du processus, le temps du royaume breton : d’abord simple missaticum confié par Louis le Pieux à un membre de l’aristocratie bretonne, Nominoë, lequel avait été précédemment investi de la charge de comte de Vannes (pour être issu de l’ancienne dynastie qui dominait le Broérec ?), la Bretagne, au terme du conflit engagé par ses princes contre Charles le Chauve, à la fois sur le terrain politique et sur le terrain ecclésiastique, est devenue une puissance régionale à part entière, consacrée en 851 par la concession faite à Erispoë, fils et successeur de Nominoë, qui reçut « tant les insignes royaux que la puissance jadis dévolue à son père étant ajouté en outre le Rennais, le Nantais et le Retz » .
Au moment de sa reconnaissance officielle, le royaume de Bretagne comptait donc sept diocèses ainsi répartis sur son territoire :
- au nord-ouest, le diocèse de Léon, dont la limite pouvait s’étendre à l’est jusqu’au Léguer, englobant ainsi le Pougastel, lequel formera par la suite la partie occidentale du diocèse de Tréguier ;
- au sud-ouest, le diocèse de Cornouaille ;
- au sud, le diocèse de Vannes ;
- au sud-est, le diocèse de Nantes ;
- à l’est et au nord-est, les diocèses de Rennes et de Dol ;
- au nord, le diocèse d’Alet, dont la limite pouvait s’étendre à l’ouest jusqu’au Léguer, englobant ainsi le Penthièvre, le Goëllo et le Trégor, éléments constitutifs des futurs diocèses de Saint-Brieuc et de Tréguier.
Sous le règne de Salomon, ces sept sièges épiscopaux ont formé la métropole de Bretagne, placée sous l’autorité du prélat qui siégeait à Dol : on sait que cette métropole, qui est comme le prolongement naturel du schisme provoqué quelques années auparavant par Nominoë, n’a jamais eu d’autre légitimité que le fait du prince. D’ailleurs, répondant aux requêtes que lui avait adressées Salomon de conférer le pallium à l’évêque Festien de Dol, le pape Nicolas Ier avait indiqué à ce dernier que, jusqu’à plus ample informé, il tenait l’Église de Tours pour la métropole des Bretons ; mais le pape n’en proposait pas moins à Festien, si celui-ci voulait poursuivre en justice, de trancher l’affaire à Rome (17 mai 866) . Le 18 août de la même année, les évêques francs réunis en concile à Soissons avaient souligné « que les évêques bretons vivaient en marge de la métropole de Tours, que les églises de Neustrie souffraient des pillages perpétrés par les Bretons et insisté sur le triste état de l’Église de Nantes » ; cependant, le 29 septembre suivant, Electranne, nouvel évêque de Rennes, était consacré « par Hérard, archevêque de Tours, assisté de deux de ses suffragants, Actard de Nantes et Robert du Mans » : les évêques de Nantes et de Rennes étaient donc déjà revenus à l’obédience tourangelle, ce qu’il faut sans doute interpréter à la suite de H. Guillotel, comme la conséquence directe et immédiate de la position adoptée par Nicolas 1er, tout à la fois ferme, conciliante et pragmatique. « Sur un seul point la démarche diplomatique du pape allait avoir des conséquences durables : son offre de trancher lui-même au fond sur qui de Tours ou de Dol devait être métropolitain, bien qu’il sût la justesse des prétentions tourangelles et la vanité des espérances doloises, encouragea ces dernières » .
André-Yves Bourgès
http://www.hagio-historiographie-medievale.fr