Ce que je me propose de faire ici, est d'expliciter pour le moins ma propre conception de la tactique romaine à partir des sources primaires. Pour être plus juste, mes propres commentaires interviendront entre parenthèses, en fin ou en début de citation afin qu'elles ne soient pas confondues avec le corpus des auteurs contemporains.
Pour commencer, frappons fort et disons tout de go que l'armée "de nos pères" ou des "anciens" décrite par Végèce n'est pas vraiment à mon sens celle du Haut-empire ou de la République comme ordinairement avancé par nombre d'historiens et de reconstituteurs parfois très sérieux (pour ne pas nommer l'Hermine street Guard)… Mais bien une armée du Bas-Empire, et certainement du début de l'Antiquité Tardive comme bon nombre d'indices dont je vais vous faire part, ainsi que la déconvenue de Végèce le laisse plus que supposer. Très vite à la lecture des textes, l'optique d'une armée exclusivement républicaine ou Haut-empire pose question et les incohérences s'accumulent alors qu'une vision plus tardive de cette armée résout bien des problèmes et des interrogations…
Aussi vrai que l'on ne prête qu'aux riches, pendant des années les historiens se sont cantonnés à cette compréhension des livres de Végèce, il est vrai assez complexe d'interprétations, mais aujourd'hui les professionnels de l'Histoire reviennent sur cet acquis pour ne pas dire ce poncif et commencent à nuancer la "parenté" Haut-empire de cet armée idéal dont Végèce fait les louanges. Avant d'aller plus loin et pour bien montrer que cette assertion n'est pas l'élucubration et l'apanage d'un esprit partisan qui se targuerai de savoir plus ou mieux que les autres, voici une citation d'un historien moderne reconnu dans son activité: Jean-Michel Carrié; ancien élève de l'ENS, ancien membre de l'école française de Rome, ancien professeur aux universités de Paris X-Nanterre, Florence et Turin, actuellement directeur d'études à l'école des hautes études en sciences sociales et responsable de la rédaction de la revue "Antiquité Tardive". Bref, un homme qu'on ne pourrait raisonnablement soupçonner de légèreté, il nous dit:
"On tend à considérer aujourd'hui que l'antiqua legio décrite par Végèce selon une organisation en trois ligne de combat (acies triplex) est bien celle de Dioclétien comme est encore venue le confirmer l'inscription d'Aurelius Gaius. (Aurelius Gaius, soldat de Dioclétien, dans la géographie administrative et politique d'Alexandre à Mahomet, actes du colloque de Strasbourg 14-16 juin 1979)"
Jean Michel Carrié, Aline Rousselle, Nouvelle histoire de l'antiquité tome 10, L'Empire romain en Mutation, des Sévères à Constantin 192-337, Le Seuil point-Histoire.
Cet Aurelius Gaius est aussi mentionné par Everett L. Wheeler dans son article sur la légion en Phalange (REMA N°1 page 170) pour venir appuyer la possibilité de l'existence de triaires, dû moins la persistance de sa dénomination à l'époque tétrarchique. Jean Michel Carrié dans l'ouvrage déjà cité nous fait aussi remarquer que les Ioviani et les Herculiani à leur création par Dioclétien étaient des légions constituées sous une forme très traditionnelle de 5000 à 5500 hommes répartis en 10 cohortes, réserves de fantassins d'élites, membre du Comitatus impérial, et fragmentées par la suite pour occuper des forts d'une contenance de 1200 à 2000 hommes maximum… (voir page 176 de la référence ci-dessus).
Bref, revenons aux considérations tactiques et entrons dans le vif du sujet avec ces premiers extraits des "Epitoma rei militaris" de Végèce, vu sous l'angle d'une armée idéal dioclétienne…
Livre I Chapitre 20:
"Armes en usage chez les anciens"
"C'est ici le lieu d'exposer quelles doivent être les armes offensives et défensives du conscrit. L'usage ancien à cet égard a disparu complètement. Si à l'exemple des Goths, des Alains et des Huns, l'équipement du cavalier à été perfectionné, l'on sait que le fantassin est totalement dépourvu de moyen de défense (Végèce écrit à l'extrême fin du IVe-début du Ve siècle Ap.J.C.). A dater de la fondation de Rome jusqu'au règne de l'empereur Gratien (375-383) l'infanterie eut le casque et les cataphractes (oui, Végèce emploi rarement le mot de cuirasse et préfère le substituer à celui de cataphracte…). Mais depuis qu'une insouciante paresse a fait cesser les manœuvres du terrain, ces armes ont commencé à paraître pesantes, et le soldat ne les a revêtues que rarement."
Après la défaite d'Andrinople, pour reconstituer le corps militaire, la barbarisation de masse de l'armée fut obligée par les circonstances. Ceux-ci refusèrent la discipline militaire et combattirent avec leurs propre techniques jusqu'à la réaction anti-barbare des années 386 en Orient, qui rétabli la situation vers un recrutement plus locale, chose que l'Occident ne put accomplir… (Voir le livre synthèse "La fin de l'Empire romain" de Philippe Richardot).
"On sollicita auprès de l'Empereur la réforme des cataphractes d'abords puis celle des casques. Dès lors nos soldats, la poitrine et la tête découvertes, furent écrasées plus d'une fois , dans les guerres des Goths, par la multitude de leurs archers; et malgré tant de désastres qui occasionnèrent la ruine de ville très importantes , il n'est venue à l'idée de personne de rendre à l'infanterie ses armes de défense. Il en résulte que le soldat qui se voit en butte aux coups, sans que rien ne le garantisse, songe moins à se battre qu' à fuir. Qu'attendre en effet de l'archer à pied, sans cataphracte, sans casque, dans l'impossibilité de tenir en même temps l'arc et le bouclier? Qu'attendre aussi du porte-enseigne ou du draconnaire réduit, un jour de bataille, à manier leur lance de la main gauche, la tête et la poitrine absolument nues? Si la cuirasse, si le casque même semble lourds au fantassin , c'est qu'il essai trop peu ses armes, c'est qu'il ne les touche presque jamais. Une pratique journalière finit par supprimer la fatigue des charges les plus incommodes. Or, pour n'avoir point voulu subir le fardeau des anciennes armures, on devient naturellement la proie des blessures et de la mort; et, ce qui est plus regrettable et plus déshonorant, de deux choses l'une: ou l'on est fait prisonnier, ou l'on compromet, en fuyant, le salut de l'Etat. Ainsi donc, pour avoir évité le travail de l'exercice , on risque d'être égorgé comme un vil troupeau."
Ainsi donc, dans cette première partie, Végèce nous fait le constat affligeant de la véritable décadence de l'armée romaine à son époque…Il poursuit
"D'où vient que l'infanterie chez les anciens était réputé une muraille sinon de l'éclat que représentait une légion en colonne, où les casques et les cataphractes se mêlaient aux boucliers? Bien plus: les archers portaient à gauche le brassard et les fantassins armés du bouclier outre les cataphractes et le casque étaient encore obligés de revêtir la jambe gauche d'une armure d'airain . Voilà quel était l'équipement de ceux qui d'après l'ordre de bataille, s'appelaient au premier rang les princes (Principes), au second les hastaires (Hastati), au troisième les triaires (Triarii)"
Là, tout de suite, vous allez me dire qu'il ne peut s'agir ici de l'armée du Bas-empire, qu'il s'agit en fait de l'armée républicaine telle que décrite par Tite-Live ou encore Polybe au IIe siècle Av.J.C, qu'archéologiquement la jambière de Bronze n'est pas attestée pour cette époque et quand bien même présente sur les stèles funéraires du IIIe siècle de notre ère ou sur la Notitia Dignitatum, elle serait en cuir, donc peu enregistrable… Tout cela, je l'ai pensé, et j'en était même convaincu par la suite du texte qui vient. Quand petit à petit, les choses sont devenues plus ambiguës…
Les triaires se tenaient ordinairement à genoux derrière leur boucliers, pour éviter les coups, qui debout, les eussent atteints ; en cas de besoin, ils faisaient contre l'ennemi une charge d'autant plus vigoureuse qu'ils étaient plus dispos, et souvent on les a vus décider de la victoire, quand les hastaires et les princes avaient succombé."
Ici, c'est certain me direz-vous c'est l'armée républicaine celle des Guerres puniques et du fameux proverbe: Tout repose sur les Triarii… et pourtant je persiste.
"Il y avait également dans l'infanterie d'autrefois, des troupes dites armées à la légère, composées de frondeurs et de dardeurs, leur position principale était sur les flancs , c'étaient eux qui entamaient; on choisissaient pour cela les hommes les plus agiles et les mieux exercés. Un partie d'entre eux se repliant, si les vicissitudes du combat le voulaient, trouvaient un refuge derrière la première ligne, sans déranger l'ensemble du corps de bataille."
Normalement, ici, je n'ai convaincu personne de la pertinence d'une descrïption exhaustive d'une armée tardive. Malgré tout nous avons ici plusieurs éléments tactiques intéressants. Les vélites passent derrière la première ligne sans déranger l'ordonnancement. Ainsi donc, si ils passent à travers cette ligne il faut que les rangs ne soient pas complètements fermés et resserrés, au minimum la largeur d'un homme entre chaque fantassin, un écart qui sera confirmé par la suite mais qui n'exclu en aucun cas un ordre plus serré pour la charge mais dans une certaine mesure. Je reprend le texte de Végèce:
"La coutume a prévalu presque jusqu'à l'époque actuelle de faire adopter à toute l'armée un bonnet de peau , surnommé le Pannonien, en raison du pays qui en fournit la matière. Cette mesure en obligeant le soldat à avoir la tête constamment chargée, avait pour objet de lui faire trouver le casque moins gênant un jour de bataille."
A ce moment précis, les doutes vont commencer à se multiplier car si on sait que sous le Haut- empire et même sans doute avant, le Pileus, sorte de calotte de renfort, était porté sur la tête des légionnaires en plus du casque pour ceux qui voudraient s'épargner la peine du doublage, on ne peut le confondre avec la coupe caractéristique du Pileus Pannenonicus. Or, celui-ci n'apparaît dans les représentations qu'a l'extrême fin du IIIe siècle Ap.J.C. à l'époque justement de Dioclétien. Bien sûr, il peut être apparut un peu avant mais certainement pas sous la république…
"Au nombre des traits en usage dans l'infanterie, le javelot consistait en une pointe de fer triangulaire de neuf pouce et d'un pied, adaptée à une hampe; enfoncé dans le bouclier, il ne pouvait en être arraché; dirigé avec intelligence et vigueur contre la cuirasse, il la pénétrait aisément. Cette arme commence à devenir rare parmi nous. Chez les barbares, les troupes à pied qui ont le bouclier se servent beaucoup d'un javelot qu'ils nomment Bébra; chaque combattant en portent deux et même trois."
Nouvelle incongruité; si la pointe triangulaire rappelle le pilum, bien que l'archéologie nous a démontré qu'elle était loin d'être systématique, les mesures en pouce et en pied ne correspondent pas au pilum tel que décrit dans sa version légère et lourde par Polybe mais est à rapprocher du Spiculum tel que décrit par Richardot sur une mesure de 9 pouces pour le fer et de 5 pieds pour la hampe de bois. Selon Richardot encore le Spiculum est la version tardive de l'ancien Pilum alors que ses mesures sont différentes. La lancea, elle, serait aussi un Javelot (en contradiction donc avec notre version qui ne peut être utilisé que comme lance d'arrêt, mais nous verrons avec Maurice et son Strategikon que cela n'empêche rien…). Nous commençons à présent à nous écarter d'une armée républicaine ou typiquement haut-Empire…
"Il est à propos de savoir que si l'on se bat aux traits, le soldat doit mettre le pied gauche en avant, pour imprimer au dard une plus grande force de projection (ça, tout le monde comprend le système du pied d'appel…); mais lorsqu'on en vient à l'arme blanche, pour employer le terme usuel, et que l'on combat avec le glaive dans la mêlée, le soldat alors doit avoir le pied droit en avant afin de dérober le flanc à l'ennemi et de rapprocher le bras droit qui portera le coup."
Ce passage nous a donné à Gaëtan (notre spécialiste de la question…) et à moi beaucoup de mal. Cette histoire de pied droit en avant pour le coup porté par le glaive avec le flanc couvert malgré tout… Il est encore délicat à interpréter mais c'est ce qui a permis à Gaëtan cette construction hypothétique que je trouve pour ma part très convaincante et qui propose plus une dynamique de mouvement qu'une position de départ type "garde" (Voir analyse de Gaëtan Marain ci-joint). C'est ainsi que nous comprenons pour le moment ce passage de Végèce. Attention, le terme glaive usité par Végèce a une fonction générique tout comme celui de cataphracte et comprend toute sorte d'épées. En effet, quand celui-ci le juge bon il précisera sa pensée et donnera le nom exacte de l'arme dont il parle.
"Il faut donc donner au conscrit les différentes armes de défense et d'attaque que l'art militaire à donné jadis . On redouble nécessairement d'audace sur le champ de bataille quand la tête et la poitrine à l'abri défient impunément les coups."
Voici donc l'intégralité de chapitre 20 du livre 1 de Végèce et les quelques éléments que l'on peut en retirer. Malgré cela, les vélites, les princes, les hastaires et triaires rappellent encore trop la légion républicaine et même dans une certaine mesure celle du Haut-empire (sauf les vélites disparus avec la réforme de Marius) et rien n'est réglé sur cette question mais ici ce n'est pas Végèce qui nous donne la réponse mais Ammien Marcellin:
"(…)Trois embarcations fortement amarrées ensemble servirent de plancher à l'érection d'autant de tours dépassant le niveau des remparts, à portée desquels on dut les faire arriver. Ces tours étaient couronnées de soldats armés qui faisaient tous leurs efforts pour écarter des murs leurs défenseurs, tandis que des ouvertures, pratiquées plus bas dans les flancs de ces édifices, livraient passage à des vélites armés à la légère, qui, en un clin d'œil, eurent jeté et franchi des ponts volants adaptés à cet usage. Ceux-ci, pendant qu'on échangeait des volées de pierres et de traits au-dessus de leurs têtes, travaillaient à faire brèche dans les murs, et à pénétrer par là dans la ville.(…)"
LIVRE XXI, Chapitre 12.
"(…)On commande halte; et aussitôt les antépilaires, des hastaires et leurs serre-files se mettent en ligne et restent fixes, présentant un front de bataille aussi solide qu'un mur. (…)"
LIVRE XVI, Chapitre 12.
"(…)un certain Maurus; promu depuis à la dignité de comte, qu'il soutint assez mal au pas de Sucques, mais qui n'était alors que simple hastaire dans lés Pétulants, détacha le collier qui le distinguait comme porte-dragon, et le mit audacieusement sur la tête de Julien.(…)"
LIVRE XX, Chapitre 4
"(…)Centuries, manipules et cohortes sont convoqués au son des trompettes, et remplissent au loin la campagne. Lui (Julien), monté sur un tribunal qu'entoure une garde plus forte que de coutume, compose son visage à l'air de confiance et de sérénité, et leur adresse ce discours(…)"
LIVRE XXI, Chapitre 13
En réalité, et à l'image de ces quelques exemples, les dénominations de troupes sous les noms de Princes, Hastaires, vélites même archaïsante, sont encore effectives au moins jusque sous Julien ainsi que les noms de cohortes, centuries et manipules, même si ceux-ci ne reflètent plus les effectifs d'antan (le débat reste ouvert mais Richardot propose une cohorte tardive de 100 hommes maximum). Quoi qu'il en soit, seule la cohorte a semble-t-il encore sa valeur tactique pour l'époque qui nous intéresse…) En lisant Ammien le terme de vélite revient souvent et désigne des troupes armées à la légère mais qui ne sont pas un corps proprement dit, tandis que les antépilaires sont synonymes des antesignani marchant au devant des enseignes sous les ordres des ordinaires. Des troupes d'élite, en avant des grandes lignes d'infanterie lourde. Ainsi donc, la triple ligne de combat Princes/ Hastaires/Triaires reste toujours valable pour le Bas-empire si on en croit le témoignage épigraphique de la tombe d'Aurelius Gaius. Attention! La triple ligne de combat est loin d'être systématique puisque qu'Ammien nous parle d'une ligne de fantassins lourds suivie d'une ligne de fantassins légers, une ligne d'archers puis encore des réserves. A la bataille de Strasbourg pourtant nous n'identifions vraiment que deux lignes aux unités autonomes. Quoi qu'il en soit, nous pouvons commencer à remettre sérieusement en cause l'origine républicaine de cette descrïption des légions anciennes. Cela se confirme encore avec les chapitre qui suivent de Végèce.
Livre I, Chapitre 26: "Evolution de ligne".
"Il est rigoureusement nécessaire à la guerre d'habituer les soldats, par des exercices continuels, à garder en ligne l'ordre des rangs pour qu'ils n'aillent pas se pelotonner, ni s'étendre en sens inverse du besoin. Resserrés, ils n'ont plus d'espaces nécessaire pour combattre et s'embarrassent mutuellement; tandis qu'épars et clairsemés, ils ouvrent passage aux tentatives de l'ennemi. Or l'épouvante amène bientôt une confusion générale, lorsqu'une armée coupée en deux se trouve prise par derrière."
Dans ce passage on ne peut pas être plus clair! Il faut trouver une juste mesure, un espace minimale, un écart pratique idéal entre chaque combattant suffisamment rapprochés pour former un front uni et suffisamment écarté pour laisser a chacun le loisir de s'escrimer sans se gêner. Nous avons vu nous-même que trop serrée, une formation en ligne rend toute mobilité pour l'escrime à la spathe quasi nul. L'idée d'une longueur de spatha d'écart est ce qu'il y a de plus instinctif à opérer mais c'est encore une fois une hypothèse… (Voir l'analyse de Gaëtan Marain).
"On aura donc soin de conduire fréquemment les recrues au terrain de manœuvre, de les disposer en bataille selon l'ordre matricule, en les allongeant d'abord sur une seule ligne exempte de toute sinuosité et de courbure; chaque soldat distant de l'un de l'autre à des intervalles égaux et réguliers (idem…). On leur prescrira ensuite de doubler tout d'un coup les rangs, de manière à conserver, en pleine attaque, l'ordre qui leur est habituel."
On ne peut élargir le front qu'avant la bataille. C'est vrai qu'une fois le dispositif de bataille en place on ne peut le changer en cours de route au risque de tout désorganiser et cela d'autant plus facilement que l'échelle humaine est énorme (plusieurs dizaine de milliers d'hommes). Excepté si l'évolution du déploiement est prévu par le général dans le plan de bataille comme lors d'un dispositif en croissant (voir aussi "Le guerrier de l'Antiquité classique: De l'Hoplite au légionnaire" de Giovanni Brizzi. Collection "Art de la guerre" aux éditions Du Rocher). Ceci est semble-t-il validé par Pseudo-Maurice et son Strategikon (d'après ma lecture de l'Anglais). Pourtant, mon intime conviction du fait des "intervalles réguliers" est qu'il existe à l'intérieur même des cohortes une articulation manœuvrière propre aux différentes lignes qui les constituent permettant à chaque fantassin d'épauler son coreligionnaire d'en face. C'est, je crois, ce qui caractérise notre compréhension de la tactique romaine; car même en phalange l'armée romaine de cette époque devait garder une flexibilité sans commune mesure avec la phalange Hoplitique ou Macédonienne (Voir le récit d'Ammien sur la bataille de Strasbourg). Je ne crois pas à un amalgame de cohortes très monobloc, avec des fantassins de première ligne condamnés à mort puisque combattant jusqu'à épuisement, et ce, sans soutient. Du reste, dans le laps de temps que peut durer une bataille; entre quelques minutes (Ammien Marcellin nous parle d'un record massacre de moins d'une demi heure) à plusieurs heures, du matin au soir pour les plus longues, des temps morts, une certaine relâche de la part des deux camps devait permettre une relève des troupes fraîches au profit des unités les plus fatiguées. Pour ma part, Cela tient plus, il est vrai de ma conviction personnelle que d'une analyse vraiment fine.
"En troisième lieu, on leur fera former brusquement le carré, puis le triangle (Maurice est beaucoup plus explicatif…), autrement dit le coin; manœuvre presque toujours décisive à la guerre. On leur fera aussi former le cercle, disposition qui dans le cas où l'ennemi aurait fait une trouée à travers les lignes, permet à une poignets d'hommes exercés de leur tenir tête, d'empêcher la déroute de l'armée entière et de prévenir ainsi de funestes résultats. Grâces à des leçons assidues, les jeunes conscrits parviendront à exécuter aisément ces mouvements divers sur le théâtre même du combat."
Voici l'intégralité de ce chapitre 26. Je continue ma démonstration en passant aux chapitres les plus intéressants:
Livre II Chapitre 15: "Ordonnance de la Légion en bataille".
"Maintenant, comment s'y prendra-t-on, au moment d'engager le combat, pour ranger une armée en bataille? C'est ce que nous allons démontrer sur le modèle d'une seule légion; on pourra au besoin, appliquer cet exemple à un plus grand nombre. La cavalerie se place sur les ailes (c'est systématique déjà chez Frontin…). La ligne de l'infanterie se compose à droite de la première cohorte, à laquelle se joint la deuxième; la troisième occupe le centre; après elle vient la quatrième, puis la cinquième qui forme la gauche. (n'oublions pas que nous savons que malgré la baisse des effectifs une légion même tardive se compose toujours de 10 cohortes). Les soldats qui précèdent ou qui entoure les enseignes, et ceux qui combattent en première ligne, reçoivent la dénomination de princes (Les noms de Princes, Hastaires, et Triaires dans l'éventualité d'une légion tardive et ce d'après Ammien ne devrait plus nous choquer…) affectées également aux ordinaires et aux centurions principaux. L'infanterie de ligne était munie de casques, de cataphractes, de jambarts, de boucliers de glaive allongés, connus sous le nom de spathes, et d'autres plus courts ou demi- spathes"
.
Là, on est pas loin du coup de grâce car Végèce emploi explicitement le nom de Spatha comme arme du légionnaire. Or, cette arme n'est employée pour les fantassins qu'au début du IIIe siècle Ap.J.C. et mesurerait approximativement entre 70 et 90 cm de long. La demi spathe révérerait de même au IIIe siècle de notre ère (voir Stephenson) … Il n'y a guère que le Parazonium qui soit sensiblement court mais les exemplaires retrouvés ne sont pas légion (voir fichier joint; Parazonium du IVe-Ve siècle découvert en Hongrie).
"Elles avaient encore deux sortes de traits. Le premier, plus fort que l'autre, était une pointe de fer triangulaire de neuf pouces, fixée à une hampe de cinq pied et demi; cette arme autrefois nommée Pilum (voir note sur le Spiculum d'après Richardot…) et maintenant javelot (??) était l'objet d'un exercice spécial pour les soldats: lancée avec précision et vigueur, elle perçait souvent de part en part le fantassin malgré le bouclier, le cavalier à travers sa cuirasse. Le second trait d'une dimension inférieure, formé d'une pointe de fer triangulaire de cinq pouces, avec une hampe de trois pieds et demi, a était modifié depuis dans sa dénomination primitive de dard (Verutum?). Tel était l'armement de la première ligne, celle des princes, et de la seconde composée des Hastaires. Derrière eux, venaient les dardeurs et les troupes légères, comprises actuellement sous les termes d'éclaireurs et de vélites; les soldats armés de boucliers qui avaient les balles de plombs, le glaive, les traits, en un mot l'armement adopté de nos jours presque généralement."
L'armée de Végèce serait à son époque (fin IVe- début Ve siècle) qu'une grosse infanterie de vélites? On comprend mieux le désarroi de l'auteur face à la décadence de l'armée romaine. Remarquons que les Vélites portent les balles de plombs autrement dits les plumbatae qui sont une invention danubienne de la fin du IIIe siècle et qui se généralise complètement au IVe siècle. Les doutes s'estompent quasi entièrement…
"Venaient aussi les archers avec le casque, les cataphractes, le glaive, l'arc et les flèches; les frondeurs, qui lançaient des pierres à l'aide de la fronde ou du fustibale (pareillement décrit par Ammien Marcellin…); les tireurs, qui envoyaient des flèches au moyen de l'arbalète."
Stop! Des arbalétriers derrière la première ligne d'infanterie lourde. Il n'y a plus aucun doute. L'arbalète étant bien attestée au IVe siècle, ces Acies, cette armée des anciens est donc bien datable au moins du début du IVe siècle Ap.J.C. et plus certainement, comme l'affirme Jean Michel Carrié du règne de Dioclétien… La suite n'est que confirmation et se rapproche de la propre descrïption d'Ammien Marcellin:
(…)A la guerre, un tacticien habile a soin de garnir de soldats pesamment armés tout son front de bataille; mettant en seconde ligne les troupes légères, en troisième les gens de trait, et derrière eux enfin le corps de réserve, qu'on ne fait donner que comme dernière ressource.(…)
LIVRE XIV, Chapitre 6.
Encore que l'emploi de l'arbalète est sujet à controverse et sa réalité tactique au sein de l'ordre de bataille assez floue (pourquoi si loin de la ligne de front alors que l'arbalète peut-être utilisée en tir direct?) Remarquons au passage que beaucoup d'historiens modernes ne l'envisagent que pour la chasse alors que sur les fresques de la grande chasse de la Piazza Armerina, elle n'y figure même pas. Reprenons Végèce:
"Même mode d'équipement à la seconde ligne , dont les soldats prenaient le nom d'hastaires. Cette seconde ligne était disposée de la sorte: a droite, la sixième cohorte appuyée de la septième; la huitième au centre, flanquée de la neuvième; la dixième cohorte toujours à gauche.¨"
Voici pour l'intégralité de ce chapitre mais comme vous l'avez sans doute remarqué, et si on exclu la ligne de fantassins légers, archers, frondeurs et arbalétriers, nous avons les princes et les hastaires mais il manque les triaires pour former la Triplex Acies. C'est le sujet du prochain chapitre et comme vous allez le voir; ces triaires là n'ont rien à voir avec ceux de l'époque républicaine décrite par Polybe…
Livre II Chapitre 16:
"Equipement des Triaires et des centurions".
Tout à fait en arrière se plaçaient les triaires avec le bouclier, les cataphractes et le casque; ces gros fantassins avec la spathe ou la demi spathe, les balles de plomb et les deux traits.
Des triaires avec spatha, javelots et plumbatae. Ils sont bien différents de ceux de la république armés de l'hasta. Et a bien y regarder les herculiani historiques (pas nous) sont très proche de cette configuration puisqu'ils étaient reconnus pour leur habileté dans le lancer de la plumbata. C'est ce qui décida notamment Dioclétien à rebaptiser cette légion Illyrienne de Mars en Herculiani offerts à Maximien. Jean Michel Carrié nous dit aussi que c'est une légion d'élite de 5500 hommes
servant de réserve au Comitatus impérial. Une armée d'élite dont la fonction est peut-être proche de celle des triaires ou de la réserve prétorienne décrite par Ammien Marcellin à la bataille de Strasbourg sous le commandement de Julien César. Mais c'est très hypothétique. Par contre, force est de constater que si nos herculiani reconstitués peuvent porter une lances d'arrêt alors il faut aussi les munir des plumbatae pour être historiquement compatible (comparez avec les possibilités d'actions décrites dans le Strategikon. Les phases différentiés: Premier temps; la lance au repos, "à terre", utilisation des armes de jet. Second temps; reprise de lance, ordre serré, utilisation de la lance comme arme de jet au contact. Il existait peut-être une légion spécialisée pour cela; les lanciarii (proprement dit les lanciers). Bref, nous devrions avoir des javelots type Spiculum ou Verutum et bien sûr des plumbatae. Les prochaines années il faudra améliorer cela.
"Ils restaient immobiles un genou à terre; et si la première ligne était mise en déroute, il rétablissaient le combat tout de nouveau et disputaient la victoire. Chaque porte enseigne quoique à pied porte la petit cuirasse et le casque garni de peau d'ours pour imposer à l'ennemi. (là par contre je ne sais pas…ça fait très Haut-empire, inspiré de la colonne trajanne, et j'ai jamais vu de porte enseigne tardif avec une peau d'ours…) Quant aux centurions , ils avaient les cataphractes, le bouclier et le casque de fer, au travers duquel un cimier couleur d'argent servait de signe de ralliement à leurs soldats."
Nouvel élément remarquable: le port d'un cimier argenté (métallique?) bien différent du centurion Haut-empire se pourrait t-il que les casques de la famille Intercisa soient des casques de centurion tardif… Dernier chapitre et non des moindres sur l'attitude de l'infanterie de ligne au combat:
Livre II, Chapitre 17:
"Attitude immobile de l'infanterie de ligne en bataille.
"Sachons d'abord et n'oublions jamais, qu'en bataille, la première et la seconde ligne restaient immobiles; les triaires formant la réserve. Dardeurs, vélites, éclaireurs, archers, frondeurs, en un mot toutes les troupes légères, détachées en avant du corps de bataille, provoquaient l'ennemi. Parvenaient-elles à l'ébranler, elles le poursuivaient; si, au contraire, sa bravoure ou sa supériorité numérique les écrasait, elles se repliaient et prenaient position en arrière des leurs. L'infanterie de ligne, à son tour, recevait les assaillants; mais semblable pour ainsi dire à un mur d'airain, elle ne combattait qu'a portée de javelot ou le glaive à la main"
Ce chapitre est intéressant à plus d'un titre. Voir aussi notre tentative de reconstitution de l'ordre défensif (en phalange?) décrit par Arrien "contre les Alains". D'abord on connaît ainsi le rôle joué par les archets et les hommes de traits équipés à la légère. Ensuite, nous voyons ici une infanterie lourde extrêmement attentiste et sur la défensive. Ceux-ci n'entrent en action que lorsque leurs propres armes de jet sont à portée efficiente, sinon, ils ne vont pas au devant de l'adversaire. Ce passage est en complète contradiction avec les chroniques d'Ammien Marcellin où plus d'une fois l'armée charge l'ennemi… Comment comprendre cette apparente contradiction. Peut-être et cela n'engage que moi, l'infanterie lourde pouvait-elle se permettre d'avancer sur l'ennemi, l'infanterie légère en retrait derrière l'infanterie de ligne. Celle-ci ne chargeant qu'a porté de trait, une fois ceux-ci lancés sur l'adversaire. Si cela était vrai, alors cela pourrait expliquer la fameuse allusion à la cadence de marche des fantassins avançant au"rythme lent du pas Anapaeste" Reste la charge car Richardot qui suit parfois Végèce propose une distance de charge de 160 mètres alors qu'une portée de plumbatae n'excèdent pas les 80m avec la courroie de lancement (fustibale?). Difficile de croire alors que les javelots et autres javelines puissent dépasser ce score qui est déjà un record pour une arme sans système de projection mécanique.
"Lorsque l'ennemi était mis en déroute, la grosse infanterie s'abstenait de le poursuivre dans la crainte de rompre l'ordonnance de ses lignes et de lui donner, en se dispersant, l'occasion de revenir sur elle et de la vaincre à la faveur du défaut d'ensemble. Le soin de la poursuite était laissé à l'infanterie légère, aux frondeurs, aux archers et à la cavalerie. Grâce à cette sage disposition, la légion remportait le dessus sans courir aucun risque; sinon elle survivait à un échec, car sa devise lui prescrit de ne jamais fuir sans une impérieuse nécessité, ni poursuivre."
Voilà donc le nombre de chapitres que je voulait absolument évoqués dans son entier. Ils permettent de compléter et de mettre en perspective les propres donnés de Richardot avec les sources primaires originels et d'accentuer notre compréhension de l'armée romaine belle et bien tardive. Mais après Végèce, nous ne serions pas complets si nous n'évoquions pas brièvement Maurice et son Strategikon. D'abord, pour commencer Maurice valide complètement ta proposition de doublement de ligne en vue d'étendre le front avant la bataille; de 16 à 8 et de 8 à 4 mais pas moins car selon lui, la ligne de front deviendrait obsolète. Par contre, si il y a un décalage de plusieurs lignes sur un coté plutôt qu'un autre, cela serait vers la gauche tel que le préconise systématiquement le stratège Frontin allégrement réutilisé par les auteurs postérieurs. Pourtant, encore une fois, Maurice ne fait aucune exclusion. Les extraits du Strategikon ne se contente pas d'expliquer très clairement les changements de formations possibles ils nous indiquent aussi à quel moment resserrer les rangs. Pour exemple, ils nous expliquent que l'on resserre les rangs pour le Fulcum bien sûr mais aussi pour concentrer les tirs d'arme de jet en rideau de fer. A savoir qu'il ne s'agit pas là de réduire la distance arrière entre chaque fantassin (Approximativement: 2 M) mais de réduire la distance latérale qui reste, elle, indéterminée…
Maintenant, je m'adresse à toi Gaëtan car je ne peux pas résister à l'envie de te citer textuellement un passage d'un extrait du Strategikon qui va te faire particulièrement plaisir concernant l'emploi de la lance d'arrêt. Voici la citation, elle concerne le moment où les troupes passent à l'action:
"The light-armed troops start shooting their arrows overhead. The heavy infantry, who are drawn up in the front line, advance still closer to the enemy. If the men have darts or missile weapons, they throw them, resting their lances on the ground. If without such weapons, they advance more closely, they hurl their lances like javelins, take out their swords and fight"
"Les troupes légères commencent par un tir de flèches. L'infanterie lourde, le long de la ligne de front avance en formation serrée vers l'ennemi. Si les hommes ont des dards ou des armes de jet, ils les lancent, laissant leurs lances à terre. Si ils n'ont plus d'armes de jet, ils avancent encore plus serrés, jettent leurs lances comme des javelines, sortent leurs épées et combattent"
Désolé mon anglais n'est pas top mais je ne pense pas avoir trahi le texte original. En effet, plutôt que conserver la lance d'arrêt, les fantassins lourds décrits par Maurice préfèrent l'utiliser à petite distance comme un javelot contre l'adversaire et dégainer ensuite l'épée… Est-ce valable pour l'armée romaine tardive.
Pour finir, et à mieux y regarder, notre armée tardive ressemble moins à la phalange qu'a une pseudo légion manipulaire. C'est à ce point s'y méprendre qu'il suffit de remplacer les anciens manipules de la légion républicaine primitive par les cohortes tardive pour avoir un décalque quasi similaire. Ainsi, on peut fort justement se pencher sur la proposition de schéma d'articulation manœuvrière de Velimir Vuksic soit disant spécialiste militaire, diplômé de l'université de Zagreb, Ingénieur de l'école de l'air et auteur et illustrateur de "l'âge d'or de la cavalerie". Librairie des arts, Paris. Ou de Peter Connolly que tout le monde connaît. Ces schémas restent intéressant car il présente un très belle articulation d'une ordonnance de bataille fort bien adaptable pour l'armée tardive. Quinconce, doublement du front des manipules/ cohortes, ordre ouvert, ordre fermé, retraite dans les espaces libres, Princes, Hastati, Triaires (sauf que dans ce schéma les Hastaires sont en premier)… tout y est sauf peut-être le temps d'exécution car on peut se demander si l'ennemi lors d'une poussée avantageuse laisserait le temps aux romains de manœuvrer de la sorte. Ou alors, seulement, dans des phases de temps morts.
Et vraiment pour terminer, vous avez aussi un schéma récapitulatif d'une autre conception mais très hypothétique et très inachevé sur des possibilités de changements de ligne (en prenant comme base certaine donnés et le manipule tardif de 11 hommes combattant "main dans la main").
Pour ceux qui auraient remarqué que je n'est pas beaucoup cité Frontin, c'est que je prépare un article spécial sur sa grande tactique comprenant l'utilisation de la triplex acies mais aussi l'oblica acies, le croissant et toutes les techniques et ruses permettant d'emporter les flancs ennemis (essentiellement le flanc gauche…)
J'espère que tous ces éléments vous auront intéressés…